Ton temps hors d’atteinte, de Xia Jia

Posted on 9 octobre 2024
La SF chinoise se fait sa place petit à petit dans le paysage international. Après la locomotive Liu Cixin, d’autres noms apparaissent, avec plus ou moins de succès. Mais il y a désormais un marqueur sur la Chine, qui fait partie de l’échiquier SF à l’échelle mondiale. Et c’est maintenant Xia Jia qui arrive sous nos contrées avec cette novella parue chez L’Asiathèque, « Ton temps hors d’atteinte » (même si techniquement elle y était déjà arrivée discrètement il y a quelques années avec deux nouvelles dans la revue Jentayu et une dans la revue Galaxies…).

 

Quatrième de couverture :

Les mains moites, je plaquais ma jupe sur le siège – ça allait trop vite, au-delà de ce que j’étais capable de supporter, mais il était trop tard pour les regrets.

Il est triomphant et rapide comme le loriot de Chine, elle vit au ralenti. Comment faire en sorte que leurs rythmes s’accordent ? Pour y parvenir, elle mettra en jeu un étrange procédé.

 

Déphasage temporel sentimental

Ce récit nous parle, tenez-vous bien, du temps, chose incroyable au vu de son titre. Et plius précisément du rapport au temps de deux personnages. La narratrice tout d’abord, posée, calme, apparemment douée en rien, lente d’après certains (son père par exemple, prof de musique un peu dépité par son absejnce de talent). Lente en tout en fait. Elle lit moins vite, elle apprend moins vite, elle fait tout moins vite que les autres. Un jour, alors qu’elle a dix ans, elle rencontre par hasard un jeune garçon de sept ans, prodige du piano qui semble être son exact opposé : il vit à cent à l’heure, fait feu de tout bois, excelle dans tout ce qu’il touche. Elle parle peu, lui ne cesse de s’exprimer, pour elle le silence est un refuge, pour lui un supplice.

Elle est immédiatement fascinée par ce garçon talentueux qui dévore la vie mais qui oublie tout aussi vite les personnes qu’il croise. Elle ne l’oubliera jamais, lui ne se souviendra pas d’elle. Pourtant ils se rencontrent à nouveau quelques années plus tard. Elle le reconnaît immédiatement, lui ne fait pas attention à elle. Comment parvenir à s’accorder plus longtemps qu’un fugace instant alors que lui ne tient pas en place et qu’elle aimerait profiter un peu plu de l’instant présent ? Comment faire pour que leur temps respectif se mette en phase et reste synchronisé plus que quelques malheureuses secondes ou minutes ?

Sur un ton et un contexte très réalistes (rien de SF au départ dans la vie de ces deux personnages, même la temporalité différente n’est pas expliquée alors que leur rythme de vie est pourtant bel et bien différent comme en témoigne l’âge des personnages qui semble se décaler), Xia Jia détaille la vie et les croisements de ses deux protagonistes, en prenant le temps de bien les développer et de bien insister sur leur manière d’être et sur ce qui les différencie, la plume de l’autrice (et sans doute la traduction de Gwennaël Gaffric) faisant merveille à ce niveau-là. Mais pas seulement : elle fait vivre sa narratrice de belle manière et le lecteur vit à travers elle (en s’adressant au jeune homme via la deuxième personne du singulier, ce qui renforce d’autant plus le lien narratrice-lecteur), le ton est posé et poétique, un brin mélancolique, avec un forte présence musicale jusqu’à ce que l’artifice SF (lui aussi lié à la musique d’ailleurs, d’où la couverture de Philippe Thiollier qui ne doit rien au hasard) arrive (mais non détaillé car il s’agit bien de ça : un artifice) et fasse prendre une autre tournure au texte et à ses personnages, dans une sorte de déraillement correspondant à la sortie de la voie toute tracée qui s’offrait à ce jeune homme à qui tout souriait.

Au final, « Ton temps hors d’atteinte », sans dépasser les 150 pages, est un magnifique texte qui reste longtemps en tête, un texte sur un amour impossible entre deux personnes qui ne vivent pas dans « le même temps », deux temps distincts qu’il est possible d’aligner mais jamais suffisamment longtemps. Profondément humain, poignant, émouvant, « Ton temps hors d’atteinte » est de ces textes qui marquent.

 

Lire aussi les avis de Stéphanie Chaptal, Le nocher des livres, Lutin rêveur, Yozone.

 

  
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