Le Ministère du Futur, de Kim Stanley Robinson
Quatrième de couverture :
Établi en 2025, l’objectif de la nouvelle agence des Nations Unies était simple : défendre les générations à venir et protéger toutes les créatures vivantes, actuelles et futures. Il fut vite surnommé « le Ministère du Futur ». Mary Murphy, directrice du ministère, prend sa mission très au sérieux : aide aux plus démunis, négociations avec les puissances financières pour contenir les émissions carbone, surveillance de l’écoterrorisme… Mais faudrait-il employer des moyens plus radicaux ? L’humanité saura-t-elle emprunter le chemin de la coopération pour éviter l’effondrement ?
Dans ce roman choral stupéfiant, Kim Stanley Robinson met en scène avec imagination et rigueur l’avenir vers lequel nous nous dirigeons à toute allure… et rappelle qu’il nous reste une petite chance de surmonter les défis extraordinaires auxquels nous sommes déjà confrontés.
Une chef-d’oeuvre de l’imaginaire, une vision du changement climatique à nulle autre pareille, par un auteur de science-fiction légendaire.
Et à la fin, on s’en sort ?…
« Le Ministère du Futur » débute par un terrible premier chapitre (dont Frank May, un humanitaire américain, est le principal protagoniste et le sera pour une partie du roman), qui voit une catastrophe climatique s’abattre sur l’Inde et faire des millions de victimes en quelques jours. Mais n’allez pas croire que Robinson fait ici dans la SF catastrophiste à base d’évènements apocalyptiques pas très crédibles. Car ce phénomène de température humide, qui s’est déjà véritablement produit à plusieurs reprises en faisant des milliers de victimes, est un phénomène réel, documenté, à la mortalité avérée et qui ne manquera pas de se reproduire, de plus en plus souvent et sur des durées de plus en plus longues, dans les années qui viennent.
Peu de temps après cette catastrophe, en se basant sur deux articles de l’Accord de Paris, un nouvel organisme international dérivé des COP est créé (en 2025), basé à Zurich et chargé de s’assurer de la mise en œuvre du dit Accord (en collaboration avec le GIEC et les pays signataires de l’Accord) en plaidant notamment la cause des générations futures et en défendant toutes les créatures vivantes, présentes et à venir. Rapidement surnommé le « ministère du Futur » et dirigé par l’Irlandaise Mary Murphy (autre personnage majeur du roman), il bénéficie d’un budget certes confortable mais somme toute restreint au regard de sa mission et d’un pouvoir limité. Dès lors, comment faire bouger les choses là où l’immobilisme prévaut ? Comment faire en sorte que les pollueurs soient les payeurs, voire mieux : comment les inciter à ne plus polluer ? Comment emmener tout le monde dans la même direction alors même que l’Inde, encore choquée par le drame qu’elle a vécu, se lance en solitaire dans une tentative de géo-ingénierie visant à pulvériser des gaz dans l’atmosphère (dioxyde de soufre entre autres) pour faire baisser la température, dont les résultats et l’échelle restent incertains ?
Sorte de « livre-monde », fait de 106 chapitres courts, qui ne se contente pas de décrire les actions de ses personnages mais qui dérive largement sur des considérations et des idées plus globales (économiques, écologiques, politiques, sociales…), garni de témoignages de personnages secondaires n’apparaissant qu’une seule fois mais éclairant telle ou telle situation (militaires, scientifiques, réfugiés climatiques…), voire même d’incarnations de concepts divers (qui s’expriment donc à la première personne : un atome de carbone, un photon, le marché économique, une blockchain, etc…), « Le Ministère du Futur », autant roman qu’essai et faisant dans la forme beaucoup penser à « Tous à Zanzibar » de John Brunner, dresse tout d’abord un bilan sans concession de l’état du monde actuel. Les pays développés ont brulé du charbon pendant des décennies, se sont développés en polluant sans se poser de question, et maintenant que les conséquences se font sentir c’est toute la planète qui doit freiner, y compris les « petits » pays qui n’ont jamais pu profiter de la croissance permise par cette surconsommation carbonique et à qui on demande malgré tout de se serrer une ceinture depuis longtemps au dernier cran… Et pendant tout ce temps, les inégalités financières et économiques n’ont cessé de se creuser. Robinson montre tout cela, en se basant sur des indicateurs plus ou moins connus mais qui toujours questionnent le lecteur (coefficient de Gini, indice de développement humain ajusté, taux d’actualisation et ce qu’il implique pour les générations futures…). Et ça fait mal.
Bilan écologique donc bien sûr, bilan économique aussi, l’un n’allant sans doute pas sans l’autre. L’essentiel de la « solution » tournera d’ailleurs autour de ça. Si l’écologie reste punitive, rien ne se fera. Il faut l’association de la carotte et du bâton. Le bâton existe déjà (la taxe carbone), mais il n’est pas suffisant. Il faut donc inventer la carotte. Robinson, en fin connaisseur du système économique mondial, sait parfaitement où se trouve le véritable pouvoir mondial, au-delà des États eux-mêmes. C’est vers les banques centrales qu’il se tourne donc, en donnant les moyens à Mary Murphy (profitant d’une crise économique majeure pour mettre un petit coup de pression) de convaincre ces dernières de garantir une nouvelle cryptomonnaie, nommée Carboncoin, qui sera versée à toute personne, entreprise ou État qui accepte de séquestrer ou de capturer du carbone. Cette incitation financière (qui ne sort pas du cerveau de Robinson lui-même puisqu’elle a été proposée, en des termes relativement similaires, par l’ingénieur et géo-hydrologue Delton Chen, cité dans le roman), au taux d’intérêt garanti (un investissement vers l’avenir, 100% sûr donc), couplé au bâton de la taxe carbone, n’est rien de moins qu’un changement complet de paradigme pour les industries carbonées. Il s’agit ni plus ni moins de faire des pires acteurs du réchauffement climatique les meilleurs alliés de la transition écologique. La taxe carbone devient un poids financier tel que se tourner vers la séquestration de carbone permet à ces industries de (re-)devenir largement bénéficiaires, à condition de réorienter leurs activités. Et ça n’est pas forcément si compliqué qu’il n’y paraît…
Car après tout, quelle différence entre pomper du pétrole sous terre et pomper de l’eau sous des glaciers en Antarctique, cette eau qui les fait inexorablement glisser vers la mer et représente donc un risque majeur pour le niveau des océans ? Et si c’est un État qui se met à arrêter de pomper du pétrole, préférant être rémunéré en Carboncoin largement aussi rémunérateur (voire plus, si on tient compte de la taxe carbone) ? Cela provoquerait inévitablement une hausse du cours du pétrole, ce qui rendrait de facto les énergies renouvelables économiquement plus intéressantes… Et si ce Carboncoin était « géré » via une blockchain publique qui permettrait aux citoyens (en les y incitant par une rémunération en Carboncoin pour faire tourner cette blockchain, via une preuve de travail (ou autre) basée sur une énergie verte ?) d’être leur propre banque, une banque qui appartiendrait à tous et permettrait de retrouver une souveraineté numérique puisque la blockchain serait aussi la base d’un réseau social mondial, open source et décentralisé ? Cela provoquerait sans doute une crise bancaire majeure (en y ajoutant les effets dévastateurs de grèves de paiement bien ciblées, comme concernant la dette étudiante), mais les banques commerciales seraient renflouées par les banques centrales (en posant comme condition le rachat d’actions des banques bénéficiaires du renflouement, une sorte de nationalisation qui ne dit pas son nom, les gouverneurs des banques centrales étant nommés par les gouvernements), le tout conduisant à une économie bonne pour la planète, aux mains du peuple, dans une sorte de cercle vertueux. Beaucoup de changements donc, mais quand on y pense rien de fondamentalement infaisable, il suffit juste d’un peu de bonne volonté (un point d’achoppement pour de nombreux lecteurs, sans aucun doute) et d’enclencher le mécanisme (qui, vu d’aujourd’hui, semble être complètement grippé), avec quelques acteurs majeurs prêts à jouer le jeu, « l’huile » du Carboncoin faisant le reste en amenant tout le système à tourner dans le bon sens.
Mais n’allez pas croire que tout cela puisse se faire dans la joie et l’allégresse. Car il y aura de la casse, c’est inévitable. Mais c’est la planète qui est en jeu. Et Kim Stanley Robinson évite donc de faire dans l’angélisme trop prononcé (mais les ronchons pourront toujours dire que l’utopie qu’il propose reste trop optimiste au vu de la nature humaine, et on ne pourra pas forcément leur donner tort…) : oui il y aura des drames, oui il y aura des réfugiés climatiques, oui il y aura de la récession économique, oui il y aura des licenciements, parfois massifs, oui il y aura une hausse des prix à la consommation, oui il y aura des manifestations, oui il y aura de la violence. La question de cette dernière est d’ailleurs posée, et pas seulement auprès du peuple mais aussi auprès des décideurs, au plus haut niveau. Car sans que Mary Murphy n’en sache trop, il n’est pas fait mystère qu’il existe au sein de son ministère du Futur une cellule qui officie en marge de tout système, histoire d’accélérer un peu les choses avec certaines actions bien ciblées. La conjonction des agissements de cette cellule avec ceux de bien d’autres groupes plus ouvertement contestataires, pour dire le moins, font inévitablement bouger les choses. Des avions tombent ? Le trafic aérien diminue, avant de se réorienter (trajets courts électriques, développement des dirigeables). Des porte-conteneurs sont coulés (sur des lieux pouvant servir de récifs coralliens, étonnamment…) ? On développe un transport maritime électrique, à l’hydrogène ou à voile, certes plus lent mais illustrant une nouvelle manière de vivre moins tournée vers l’instantanéité. Des centrales à charbon explosent ? Peut-être faut-il se réorienter vers les énergies vertes, etc… Avec toujours en toile de fond la carotte du Carboncoin et le bâton de la taxe carbone. Sans oublier les innombrables actions citoyennes, plus pacifiques mais qui portent aussi leurs fruits (le projet Half-Earth pour la biodiversité, la société à 2000W pour l’économie énergétique…), de même que d’autres changements sociétaux (limitation des écarts de revenus, garantie d’un emploi via l’État, gestion des réfugiés climatiques sur un mode assez similaire aux passeports Nansen…).
Ainsi (je passe outre les très nombreux (et passionnants) détails de l’ensemble), c’est tout un système très global que met en place Robinson, où tout s’imbrique et où tout influence tout. Mais la crédibilité de l’édifice force le respect, même si la hauteur de vue macroéconomique qu’il prend lui permet de passer sous silence d’inévitables « freins » locaux plus microéconomiques (le passage du transport à l’énergie électrique oui, mais avec quelles infrastructures, quels coûts, etc ? Quid du nucléaire (bizarrement jamais abordé) dans le mix énergétique, un élément qui nous concerne de près en France ? Comment les énergies renouvelables parviennent à elles seules à subvenir aux besoins des citoyens, même dans l’hypothèse d’une diminution de la demande en énergie ? L’effet de réseau qui ne semble pas être pris en compte pour l’abandon des réseaux sociaux classiques au profit de la blockchain sur laquelle repose la Carboncoin, etc…), voire d’autres problématiques plus ou moins liées au défi écologique et qui ont aussi toute leur importance (accès à l’eau, à un système de santé, faim dans le monde…).
Basé sur un temps relativement long (une trentaine d’années, mais aucune date n’est réellement énoncée hormis celle de la création du ministère), « Le Ministère du Futur » transforme la société sous les yeux du lecteur : la décroissance de la population (bien qu’elle ne soit pas réellement annoncée dans un quelconque programme) est amorcée, la consommation de viande diminue, les transports se transforment, les énergies vertes se généralisent, l’humanité se tourne à nouveau vers une gestion saine de la terre (Terre…) avec parfois des moyens low-tech (alors que Robinson ne rejette absolument pas la technologie, en tenant compte toutefois du paradoxe de Jevons qui dit qu’une amélioration technologique augmentant l’efficacité dans l’utilisation d’une ressource n’implique pas toujours une diminution de la consommation de celle-ci, bien au contraire…) qui ne manquent pas d’efficacité, sous l’impulsion de l’Inde notamment qui trouve là une place de leader mondial sur la transition climatique, la géo-ingénierie donne des résultats positifs, etc…
Roman qui est bien plus qu’un roman (les parties romanesques, se concentrant largement sur Mary Murphy et Frank May, leurs routes se croisant de nombreuses fois, la première fois étant la plus traumatisante, tout en continuant de développer le propos plus global du texte déjà largement abordé dans les chapitres plus objectivement explicatifs), vision kaléidoscopique d’une situation mondiale appelée à évoluer sous peine d’effondrement, « Le Ministère du Futur », après le galop d’essai de Kim Stanley Robinson, assez similaire dans le fond et la forme, avec « New York 2140 », prend des allures de vision inspirante. On pourra toujours ne pas être d’accord avec tel ou tel point (par exemple le fait de mettre la monnaie fiduciaire entièrement sur blockchain pour la rendre totalement traçable et éviter l’évasion fiscale, un coup de couteau de plus dans la vie privée des citoyens, et c’est d’ailleurs déjà ce que fait la Chine…), trouver certains revirements économiques trop « faciles », mais le but ultime étant la sauvegarde de la planète (en tout cas de l’humanité), peut-être est-il nécessaire de revoir, au moins provisoirement, certaines priorités ? Chacun jugera…
Et alors qu’arrive la fin du roman, située peu après le mitan du siècle, qu’une inflexion a été donnée mais qu’il reste encore un énorme chantier de plusieurs décennies avant de pouvoir considérer une éventuelle réussite, il apparaît que ce roman, qui à l’évidence ne doit pas être lu, comme d’habitude avec Robinson diront certains et sans doute à raison, pour ses personnages qui certes drivent le texte mais s’effacent presque totalement derrière le propos (sans toutefois oublier d’offrir quelques beaux moments intimes, notamment sur la fin, ou bien un voyage très vernien dans un dirigeable), est salvateur. Bordélique un peu, sans doute, et qui perdra en route certains lecteurs, c’est probable. Mais magistral (comme un cours parfois…) à plus d’un titre. Passionnant, toujours. Important, ça ne fait aucun doute. Vital peut-être. Qui mériterait d’être enseigné, d’une certaine manière. Comme l’illustration que quelque chose est possible, que l’espoir est permis. Cela ne se fera pas sans heurts, mais Kim Stanley Robinson, avec son expertise globale autant sur l’économie que sur la finance, le droit, la politique ou l’écologie, nous montre un chemin. Il ne tient qu’à nous de le suivre, et de ne pas trop tarder…
Lire aussi les avis de Gromovar, Feyd-Rautha, Nicolas, Charybde, Moko, Alias…
Ce n’est pas le genre de livres que j’aime lire ou ai envie de lire, mais je le trouve éminemment respectable et c’est certainement l’un de ceux qui me donneraient le plus envie si je voulais me lancer. Et je ne dis pas ça à cause de « voire même d’incarnations de concepts divers (qui s’expriment donc à la première personne ». Enfin, pas seulement. ^^
On est clairement sur quelque chose qui va bien au-delà d’un « simple » roman. Ce n’est pas à lire pour l’intrigue ou les personnages, on est plus sur un texte d’idées, ou d’orientation pour l’avenir. C’est une démonstration en quelque sorte.
Mais oui, c’est un texte important. Ca pose un vrai jalon. Et je ne dis pas ça à cause des incarnations de concepts divers (qui s’expriment donc à la première personne). Enfin, pas seulement. 😉 😉 😉 😉 😉 😉 😉 😉 😉
Je viens de le commencer et le premier chapitre vous met une de ses claques, c’est glaçant de réalisme…
La construction en court chapitre permet une immersion intéressante, à voir sur la longueur je n’ai lu que 10% du roman.
Ha oui, le premier chapitre fait très très mal. Ca pose la situation, et ça marque le lecteur.
Ensuite on rentre dans le dur, avec ce qu’il faut pour faire bouger les choses. 😉
Je n’ai rien compris à l’histoire de la blockchain et mon niveau d’angoisse environnementale est déjà énorme: je ne lirai donc jamais ce livre!! Mais merci de toutes ces infos. Tu as écouté l’interview de l’auteur dans C’est plus que de la SF?
Ah ce roman ce n’est pas de la hard-SF mais de la hard science économique ! 😀 Quoique ça mélange peut-être un peu des deux, technologie et finance… 😉 En tout cas je ne te donnerai pas un cours sur la blockchain ici…
Angoissant oui, mais surtout : optimiste ! L’espoir existe et Kim Stanley Robinson parie dessus ! 😉
Oui j’ai écouté son interview, j’en ai même écouté plusieurs et lu plusieurs articles car il a un peu fait le tour des médias en venant en France. 😉
Ça a l’air passionnant mais je ne suis pas sûre d’avoir le courage de le lire en ce moment. Mais un jour peut-être…
C’est tout à fait passionnant. Pas forcément des plus simples à lire, d’autant qu’on peut difficilement nier qu’il ne soit pas qu’un roman mais aussi un essai, voire une proposition. C’est très actuel en tout cas, n’attend pas 20 ans pour le lire. 😉
[…] plus détaillés que le mien, vous apporteront des précisions ou un éclairage complémentaires : Lorhkan , Apophis, Just a Word, Le Maki, Gromovar, FeydRautha, Tigger Lilly […]