Un an dans la Ville-Rue, de Paul Di Filippo

Posted on 5 octobre 2023
Allez, on enchaine. J’ai du retard dans la collection UHL, et comme le standard de qualité est du genre +++, on peut y aller en toute confiance en étant à peu près sûr de prendre son pied. La preuve avec un auteur trop méconnu chez nous, Paul Di Filippo, et son étonnante création fictionnelle, la Ville-Rue.

 

Quatrième de couverture :

Une ville-monde.

Un immense ruban urbain apparemment sans fin bordé par les Voies – un chemin de fer – et le Fleuve. En son sous-sol, un métro. Et sous le métro… Bienvenue dans la Ville-Rue. Diego Patchen réside dans le quartier de Vilgravier, du côté du 10.394.850e Bloc. Amoureux d’une plantureuse pompière, affligé d’un père malade acariâtre, Diego vit d’expédients. Son activité favorite demeure toutefois l’écriture de récits spéculatifs, ce genre littéraire appelé « Cosmos-Fiction ». Un registre volontiers décrié, mais qui bénéficie d’un socle de lecteurs fidèles, et dans lequel les écrivains se plaisent à imaginer d’autres mondes, d’autres univers, aux configurations différentes… Et alors que Diego célèbre la sortie de son premier recueil, le voici bientôt invité à une croisière sur le Fleuve…

 

Un long ruban urbain

« Un an dans la Ville-Rue » fait partie de ces textes qui, au départ, vous happent de par l’étrangeté de leur monde, ici la Ville-Rue donc, c’est à dire une ville, peut-être infinie, qui s’étend en droite ligne le long d’une rue unique, seulement bordée par le Fleuve d’un côté et les Voies de l’autre, garanties d’un approvisionnement en matières premières ou en produits transformés soit par bateau soit par train. Au delà du Fleuve ou des Voies se trouvent l’Autre Rivage et le Mauvais Côté des Voies, littéralement le Paradis et l’Enfer puisqu’à la mort d’un habitant celui-ci est immédiatement enlevé par des psychopompes : les Femmes de Pêcheurs pour être amené sur l’Autre Rivage ou bien les Bouledogues pour aller du Mauvais Côté des Voies… Un bien étrange monde constitué de blocs d’habitations, chaque arrondissement (un bien étrange mot pour une ville en ligne), dirigé par un maire, en comptant 100, celui de Diego Patchen (le personnage principal du récit) étant le 10 394 850ème bloc de la Ville-Rue et faisant partie de l’arrondissement de Vilgravier.

Le titre de cette novella indique bien ce à quoi le lecteur va être confronté en suivant la vie de Diego Patchen sur un an, au coeur de cette Ville-Rue. Diego Patchen est un écrivain de « cosmos-fiction », qui ne cesse d’imaginer des mondes différents, aux propriétés étonnantes (ou pas, pour nous qui sommes dans un monde « normal » mais qui ne l’est pas du tout pour quelqu’un qui vit dans la Ville-Rue, sur ce point la novella joue sur l’inversion du réel). Il vend la plupart de ses histoires dans un magazine dédié, « Mondes miroirs » (un titre qui ne doit évidemment rien au hasard). Difficile de ne pas y voir des indices identifiant Diego Patchen comme l’alter ego fictionnel de Paul Di Filippo. Et on s’amusera à voir quelques références disséminées ici ou là sur des textes de SF écrits dans notre monde à nous (comme ce monde constitué par un ruban de Möbius, référence directe au formidable « Le mur de ténèbres » de Arthur C. Clarke).

On découvre autour de Patchen toute une galerie de personnages parfois exubérants (sa petite amie Volusia), parfois dramatiques (son plus proche ami Zohar et sa fiancée Milagra), et la vie au sein de cette ville est à la fois proche de la nôtre et différente sur bien des points, socialement comme physiquement (le fonctionnement de ses deux soleils, ses souterrains…). Cela donne au texte un sentiment de familiarité mêlé à une forme d’étrangeté, pour un résultat particulièrement dépaysant. L’équilibre est parfaitement trouvé : on sent qu’on comprend cette ville, on sent qu’elle est comme toutes celles que l’on connaît, et pourtant elle nous échappe toujours de par ses particularités tellement… particulières ! 😀 On nage là en plein new weird, et on ne peut que penser aux deux villes imbriquées de « The city & the city » de China Miéville dans le genre urbanité étrange, ou à d’autres créations insolites de Jeff VanderMeer

La novella est subtilement référencée, douce et belle malgré quelques moments dramatiques, pleine d’imagination (on saluera bien bas la belle traduction de Pierre-Paul Durastanti, dommage que quelques scories soient passées sous le radar des relectures : un Rush à la place de Kush, un Sindalida à la place de Sinsalida, et un Passwater non traduit à la place d’un Passeleau) tout en se gardant bien de livrer toutes les clés et aborde discrètement pas mal de thématiques actuelles. Un beau moment à vivre grâce à ce texte magnifiquement écrit qui n’a rien de palpitant (il est même plutôt ordinaire sur le plan de l’action) mais qui déroule un récit dans un monde miroir du nôtre (tiens tiens…) duquel il est bien difficile de s’extraire et qui imprime sa marque un bon moment dans l’esprit du lecteur. Superbe !

 

Lire aussi les avis de Gromovar, Ombrebones, Célindanaé, Feyd-Rautha, le Chroniqueur, Ted, Sometimes a book, Yogo, Laird Fumble, Vert

 

  
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