Bifrost 97, spécial Sabrina Calvo

Posted on 9 juin 2020

Fidèle à moi-même et donc toujours à la pointe de l’actualité en retard, et alors même que le numéro 98 vient de paraître, voici mon retour sur le numéro 97 de la revue du Bélial’, consacré à Sabrina Calvo, une autrice assez radicalement inclassable à laquelle je ne me suis jamais frotté.

 

Les rubriques habituelles

Après un édito qui revient sur une année 2019 que les chiffres « bruts » annoncent comme étant plutôt positive, ce qu’Olivier Girard relativise quelque peu en pointant un bilan contrasté et en indiquant qu’il ne faut pas tomber dans l’euphorie (spoiler : 2020 va sans aucun doute en ramener plus d’un sur Terre…), on file directement aux rubriques habituelles : le cahier critique (qui n’est plus de toute première fraîcheur, on peut même le trouver déjà en ligne), un Gilles Dumay anormalement (mais pas totalement quand même… 😀 ) positif dans sa recension des revues du trimestre, une mise au point de Romain Lucazeau sur le fameux #Utogate (l’apparition de l’armée au festival des Utopiales et cette fameuse « Red team », un pool d’auteurs de SF censés penser pour l’armée aux conflits de demain) que j’attendais autrement plus incisive et qui n’a pas fait les vagues escomptées, une interview de Thierry Fraysse, Monsieurs Editions Callidor en personne (L’Âge d’Or de la Fantasy, quelle belle collection !), un gros (et touffu, et surtout absolument passionnant pour qui s’intéresse à l’astronomie et l’astrophysique !) article « Scientifiction » de Roland Lehoucq et Bertrand Cordier sur les sursauts gamma, reprenant l’une des clés de « Diaspora », le dernier roman paru en français de Greg Egan, et quelques news diverses et variés dont notamment le dévoilement des vainqueurs du Prix des lecteurs de Bifrost 2019 (j’avais vu juste côté francophone, moins côté étranger…).

 

Le dossier Sabrina Calvo

Le dossier de ce numéro est composé, une fois n’est pas coutume, uniquement d’interviews et d’un cahier critique divisé en deux, la première partie s’intéressant aux romans de l’autrice, l’autre à ses deux recueils de nouvelles.

Le nom de Sabrina Calvo ne m’est pas inconnu (je garde d’ailleurs un excellent souvenir d’une conférence aux Utopiales où elle était invitée sur le thème du voyage dans le temps en science-fiction) mais je n’ai jamais eu l’occasion de lire un de ses textes, sans doute un peu effrayé par le risque de ne pas « entrer dans son trip ». Le cahier critique me confirme cette impression : je ne pense pas être client de ses textes, à la possible exception de son premier roman, peut-être le plus « sage », « Délius », récemment réédité chez Mnémos. On verra plus loin que si cette impression persiste à la lecture du cahier critique, elle sera plus ou moins confirmée à l’issue de la nouvelle au sommaire…

Quant aux interviews, au nombre de trois mais dont la première seulement fait intervenir l’autrice elle-même, elles sont tout simplement excellentes. Celle dans laquelle s’exprime Sabrina Calvo (29 pages tout de même) est vraiment superbe tant elle aborde tout concernant l’autrice, depuis sa jeunesse, ses rencontres, ses occupations et/ou métiers, sa manière de travailler, jusqu’à ses oeuvres bien sûr, tout y est. J’ai vraiment eu l’impression de découvrir une personne qui se dévoile, avec pudeur (seule sa transition est quasiment passée sous silence, on notera d’ailleurs que la seule photo d’elle dans la revue est prise de dos…), mais sans fard.

Les deux autres interviews, de son ami (et auteur) Fabrice Colin et de son ami (et éditeur) Mathias Echenay, sont tout aussi intéressantes. Pleines d’humour, elle dévoile d’autres facettes de l’autrice, d’autres points de vue. Drôles et tendres, deux beaux articles.

Le dossier se termine bien sûr par la traditionnelle et exhaustive bibliographie dressée par l’inévitable Alain Sprauel.

 

Les nouvelles

Trois nouvelles au sommaire. La première, « Baiser la face cachée d’un proton » étant logiquement signée Sabrina Calvo. Alors bon, comme je le dis plus haut, dans la genre inclassable et peut-être un peu « perchée », l’autrice se pose là. Et ce texte en est un peu la preuve. Difficile de tout saisir, sur le fond comme sur la forme d’ailleurs. C’est saccadé, avec de nombreuses phrases non verbales, le contexte n’est pas très explicité, ce n’est de toute évidence pas ce qu’il y a de plus facile à lire. Ni à comprendre. Et puis il y a aussi quelques fulgurances, quelques instants de pure poésie. Et le concept au coeur de ce texte (hacker la neige) est juste beau.

On sent bien que Sabrina Calvo a mis un peu (beaucoup ?) d’elle-même dans ce texte, ce qui le rend d’autant plus touchant. Il n’empêche que c’est parfois bien obscur…

Ken Liu arrive ensuite avec « Pensés et prières ». Ken Liu, en nouvelles, c’est un peu l’assurance tout risque, le danger de se planter est minime. Et là, pas de surprise, il ne s’est pas planté DU TOUT, il s’est même fendu d’un texte absolument remarquable (on tient déjà le futur Prix des lecteurs du Bifrost 2020 ?) sur un phénomène qui ronge les échanges sur les réseaux sociaux : les trolls, ceux qui se moquent, insultent, dégradent, le tout bien cachés derrière leurs écrans et avec beaucoup de violence, sans aucune considération pour les victimes.

Liu fait ici dans l’anticipation (proche). Tout part de la mort d’une jeune fille au cours d’un fusillade aux Etats-Unis. Pour que sa mort ne soit pas « inutile », sa mère accepte que la vie de Hayley soit « reconstituée » sur Internet par un protocole d’intelligence artificielle pour en faire un exemple, le porte-voix d’une jeunesse sacrifiée. Mais c’est sans compter sur le déferlement de haine, de propos orduriers, d’images de Hayley détournées, dégradées, voire même de deepfakes la mettant en scène dans les pires situations possibles (pornographie, etc…).

Dans ce contexte légèrement futuriste, une technologie existe, une « armure » qui prend la forme de lunettes, et qui permet de filtrer les informations de manière à ce que la personne protégée ne voit ne n’entende pas ce qui pourrait la blesser. Ainsi volontairement aveuglée, la mère de Hayley va continuer le combat, entre naïveté, candeur et désir de justice, jusqu’au point de non retour.

Ken Liu est donc, sur ce sujet délicat, encore une fois magistral. Sans forcer le trait, donnant la parole à plusieurs personnes (sous forme de propos recueillis), y compris ces fameux trolls, tout ce que montre Liu dans la nouvelle existe déjà. Le curseur technologique est un peu poussé, mais c’est pour mieux dénoncer l’incurie des réseau sociaux, la violence qui peut en découler et le mal irréversible qu’ils peuvent amener, comme une double-peine pour des personnes déjà victimes. Absolument terrifiant, glaçant, et malheureusement extrêmement juste…

Enfin, Daryl Gregory, un autre auteur maison du Bélial’ (sauf quand il leur fait des infidélités chez Jean-Claude Lattès…) avec « Les neuf derniers jours sur Terre », une sorte de texte post-apocalyptique sur un temps long puisqu’il montre la chute sur Terre de météorites contenant des graines qui vont permettre le développement de plantes extraterrestres. Des plantes à la fois classiques et étranges mais qui vont avoir un impact fort sur l’écosystème terrestre, prenant la place de nombreux végétaux, amenant ainsi la famine en de nombreuses régions du globe.

Ces neuf derniers jours sont en fait neuf épisodes temporellement éloignés de la vie de LT, entre 1975 (LT a alors dix ans) et 2062. L’occasion pour Daryl Gregory de mélanger chroniques familiales, premier contact, destin individuel et évolution de la société au sein d’un texte qui laisse toujours une belle place à l’espoir, alors que l’humanité fait face à un phénomène qui la pousse à changer, à s’adapter pour survivre. Vous y voyez un parallèle avec notre époque, vous ? 😉 En tout cas, c’est tour à tour touchant, doux, optimiste et réconfortant. Un beau texte.

 

Pour conclure

Un excellent dossier, deux superbes nouvelles sur trois, un article « Scientifiction » de très haute tenue, une magnifique couverture de Chloé Veillard (qu’il ne faut malheureusement pas regarder de trop près, la compression/définition lui ayant joué des tours…), pas de doute, on tient là un bonne cuvée, ce qui n’était pas gagné d’avance avec ce numéro consacré à une autrice dont les récits ne sont à l’évidence pas ma tasse de thé. Mais vous savez ce qu’on dit sur la dissociation entre l’auteur et son oeuvre… 😉

 

  
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