Quelques nouvelles… (10)
Vous ne connaissez pas Charles Yu ? Avant la lecture de cette nouvelle, moi non plus. Du moins, j’avais bien vu passer quelques articles sur ses parutions précédentes (un roman et deux recueils chez les éditions Aux forges de Vulcain), mais je ne m’étais jamais penché sur ses écrits. Grave erreur ! Car « Fable », une nouvelle parue au départ dans le journal « The New Yorker » (et lisible en ligne en VO) que son éditeur français a sorti en fascicule disponible durant les festivals des Imaginales et Étonnants Voyageurs de cette année (mais dont j’ai ouïe dire qu’elle sera disponible de manière plus officielle prochainement), fait un peu figure d’épiphanie.
On y découvre un homme chez une thérapeute. Celle-ci lui demande de lui raconter une histoire, une manière détournée de faire parler l’homme de ses problèmes. Et tel un oignon qu’il faut éplucher couche par couche, l’homme va se dévoiler au fur et à mesure de son histoire, qui se révèle de plus en plus complexe et de plus en plus intime, à chaque nouvel essai. Sous couvert d’une histoire de fantasy à base de « Il était une fois… » (d’où le titre de la nouvelle bien sûr), c’est la vie semée d’embûches d’un homme qui s’est perdu en route que nous dévoile Charles Yu. Une histoire pleine de pudeur, dont les drames sont voilés mais pourtant bien présents. Les thèmes abordés sont nombreux : le destin, le libre-arbitre, la vie de couple soumise aux épreuves de la vie, la parentalité, l’individualité, le handicap, l’alcoolisme, la responsabilité, le sentiment d’être passé à côté de sa vie… Le tout la plupart du temps sous forme d’allégorie fantasy.
Au fil du développement du texte, l’homme fait son cheminement intérieur, et ce qu’il livre à la thérapeute (et donc au lecteur) le fait avancer sur la voie de la résilience, pour un nouveau départ. La symbolique est très forte tout au long du récit, le parallèle qu’il crée entre sa vie réelle et l’histoire fantasy qu’il raconte ne cesse de se renforcer, jusqu’à une conclusion qui n’en est pas une, bien au contraire, et l’élément (réel) auquel il se raccroche à la toute fin n’est qu’une manière de se relancer, pour enfin se libérer de ses démons et avancer.
Texte extrêmement riche malgré sa brièveté (moins de 30 pages au format petit fascicule), écrit de manière très fine par un auteur qui parvient à merveille à nous faire ressentir l’aigreur d’un homme balloté par les aléas d’une vie aux apparences tranquilles mais remplie de fêlures puis sa prise de conscience tardive, « Fable » fait immédiatement passer Charles Yu dans la catégorie des auteurs à suivre de près pour ceux qui, comme moi, ne l’avait pas encore fait. Superbe !
« Un sombre après-midi sans fin », de Daniel H. Wilson
Délicat équilibre que parvient à garder ce texte, entre hard-SF (astrophysique) vertigineuse et profonde humanité. Le narrateur, physicien de son état, reprenant le cliché un peu éculé du scientifique « dans son monde » et peu au fait des sentiments humains, se retrouve devant un évènement d’ampleur cosmique et va devoir y faire face, tout comme l’ensemble de l’humanité. Le vertige science-fictif est bien présent devant ce cataclysme qui s’annonce, pourtant Daniel H. Wilson, à la manière d’un autre Wilson bien connu, va s’attacher à rester à hauteur d’homme pour nous montrer la réaction d’un gars ordinaire fait à un évènement extraordinaire.
Et c’est donc à une course éperdue pour retrouver sa fille, et à tout faire pour la protéger que nous assistons à travers ce texte. Et dans l’adversité, c’est un drame déchirant qui se noue. Émouvant comme rarement, le texte fait chavirer. C’est noir dans ce qu’il met en place à grande échelle, c’est lumineux dans ce qu’il montre à petite échelle, mais le tout reste pourtant d’une infinie tristesse.
Beau et sombre, bouleversant, « Un sombre après-midi sans fin » s’avère être un texte remarquable, difficile à oublier une fois arrivé au bout. Merci à Coliopod pour l’avoir mis à disposition.
« La langue du paradis », de Verónica Murguía
A nouveau audiolu grâce à Coliopod, ce texte dur relate une terrible expérience (véridique) menée par l’Empereur Frédéric II au XIIIème siècle. Il cherchait en effet à connaître la langue originelle des hommes, celle d’avant la tour de Babel, celle d’Adam et Eve au Jardin d’Eden. Pour ce faire, il utilisa douze bébés élevés par des nourrices qui n’avaient pas le droit de s’adresser à eux, ni de leur prodiguer la moindre marque d’affection. C’est le récit d’une de ces nourrices que nous propose Verónica Murguía. Un récit dur, révoltant.
Impossible de rester de marbre en écoutant le récit de cette femme obligée, sous peine de mort, de s’occuper de ces enfants privés de tendresse, seuls sans aucune interaction avec le monde qui les entoure. Les nourrices en deviennent folles et cachent leurs larmes dans des foulards qu’elles utilisent pour dissimuler tout signe d’affection involontaire qu’elles pourraient lâcher, victimes elles aussi de la folie et de l’inhumanité de leur dirigeant.
Sans user d’élément imaginaire, le texte frappe le lecteur, le parti-pris de faire parler ces femmes enrôlées malgré elles étant évidemment source de douleur, elles qui ont par ailleurs des enfants dont elles ont été séparées le temps de cette « expérience ». Un sujet fort, un récit étouffant et très réussi.
En effet, le texte de Charles Yu est très beau. Je viens de le lire. (Par contre, on regrettera que le New Yorker insère des images humoristiques qui n’ont rien à voir dans le texte.)
Evidemment j’ai lu la version française, très bien traduite par Aurélie Thiria. Sans les images humoristiques donc, qui n’ont en effet rien à faire là…
Et oui, excellent texte, je crois qu’il va faire partie des textes marquants pour moi.