Bonheur™, de Jean Baret
Quatrième de couverture :
Demain. Quelque part dans la jungle urbaine…
Il ouvre les yeux. Se lève. Y a du boulot…
« Avez-vous consommé ? » Il contemple l’hologramme aux lettres criardes qui clignotent dans la cuisine sans parvenir à formuler la moindre pensée.
« Souhaites-tu du sexe oral ? »
La question de sa femme l’arrache à sa contemplation. Il réfléchit quelques secondes avant de refuser la proposition : il a déjà beaucoup joui cette semaine et il n’a plus très envie. Sans oublier que le temps presse.
Sa femme lui demande de penser à lui racheter une batterie nucléaire. Une Duracell. Il hoche la tête tout en avalant son bol de céréales Weetabix sur la table Microsoft translucide qui diffuse une publicité vantant les mérites d’une boisson caféinée Gatorade propice à l’efficacité. Il se lève, attrape sa femme, lui suce la langue pendant de longues secondes, puis enfile sa veste Toshiba – son sponsor de vie – et se dirige vers la porte. Dans le ciel encombré, sur les façades des tours, sur le bitume, ou simplement à hauteur d’homme, des milliers d’hologrammes se déplacent lentement au gré de courants invisibles au cœur des monades grouillantes.
Il est flic. Section des « Crimes à la consommation », sous-section « Idées ». Veiller à la bonne marche du monde, telle est sa mission. Autant dire que la journée promet d’être longue…
Jean Baret est un prophète, une voix sans pareille dans le concert de l’anticipation sociale et culturelle. Peut-être, enfin, le renouveau d’un genre SF qui balbutie trop souvent son futur. Avocat au barreau de Paris, culturiste et nihiliste – l’un ne découlant pas forcément de l’autre – il est le rejeton improbable du Chuck Palahniuk de Fight Club et du Philip K. Dick d’Ubik. Avec BonheurTM, premier jalon de la trilogie Trademark, roman coup de poing visionnaire et syncopé aussi hilarant qu’effrayant, il nous offre le miroir à peine déformé de nos sociétés modernes en bout de course : rien moins qu’une révolution.
Dystopie coup de poing
Il y a des romans qui marquent. Et puis il y a des romans qui vous en collent une à vous en décrocher la mâchoire. « Bonheur™ » est de ceux là, voilà c’est dit. Jean Baret, avocat inconnu au bataillon dans la sphère des littératures de l’imaginaire, fait avec ce roman une entrée fracassante. Certes, « Bonheur™ », certainement clivant comme rarement, ne pourra pas plaire à tout le monde (les critiques sur le net le montrent bien, c’est peu ou prou on aime ou on déteste…). Mais c’est parce qu’il va au bout de ses idées (le curseur est vraiment poussé au max), et le fait bien, sans aucune concession ni sur le fond ni sur la forme (ces deux plans sont intimement liés et s’influencent mutuellement), que je pense que « Bonheur™ » est un excellent roman. Mieux que ça, je crois que c’est un roman important. Alors bien sûr, dans le secteur des grandes dystopies, on cite toujours « Le meilleur des mondes » de Huxley, « 1984 » de Orwell, « Fahrenheit 451 » de Bradbury voire « Nous » de Zamiatine (et quelques autres que j’oublie, mais le but n’est pas de créer une liste). Loin de moi l’idée de vouloir faire une quelconque comparaison. Pourtant, « Bonheur™ » me semble parfaitement (ou presque) incarner la dystopie moderne, celle qui ne prend pas de gants, celle qui dénonce, qui nous met violemment face à nos dérives ou à celles de notre société moderne. Oui, moderne, le mot est lâché : « Bonheur™ » est LA dystopie de notre siècle, capable de prendre le relais de ses glorieux ancêtres puisque s’inscrivant parfaitement dans notre époque tout en se projetant dans un avenir que l’on ne peut qu’espérer évitable, puisque tout y est certes permis, mais à quel prix…
Je m’étale et me perds en dithyrambes comme rarement (mais c’est tellement justifié…), et je n’ai toujours pas parlé du contenu. Alors donc, de quoi ça cause « Bonheur™ » ? Futur indéterminé. Walmart et Toshiba sont deux flics travaillant dans un gros commissariat d’une ville elle aussi indéterminée, à la section « Crimes à la consommation », sous-section « Idées ». Leur rôle est de traquer les personnes qui ne respectent pas la sacro-sainte loi qui régit toute la société, la plus importante et même en vérité la seule qui soit importante : consommez ! Car dans cette société du futur, tout ou presque est permis à condition de consommer. Tout est fait pour ça, tout le quotidien des citoyens tend vers ça, tout est orienté pour ça : consommez, partout, tout le temps.
Ainsi, peu importe votre communauté, vos penchants, vos attraits, vos dérives, vos névroses, votre physique, du moment que vous consommez. Gros, grand, petit, maigre, blanc, noir, rouge, jaune, vert, bleu, augmenté, cybernétique, vampire, netrunner, monogame, polygame, robot-game, paisible, violent, jeune, vieux, clean, drogué, croyant (et peu importe en quoi), athée, on s’en fout, la société s’en fout, mais CONSOMMEZ ! Hologrammes intrusifs, publicités envahissantes, à la maison, en voiture, dans la rue, au boulot, tout est fait pour que cette loi, la seule et l’unique, soit respectée. Que cela soit utile ou pas n’a pas d’importance, ce qu’il faut c’est consommer. On peut même parier sur les conflits mondiaux, le nombre de victimes du prochain acte terroriste, etc… Une manière comme une autre de dépenser de l’argent, éventuellement d’en gagner, bref de faire tourner la machine.
La politique n’a plus d’attrait, non plus que de pouvoir, ce sont les marques qui détiennent les rênes de la société, à tel point que l’identité des individus s’effacent devant leur « sponsor de vie », ainsi Toshiba et Walmart. Le premier est un homme marié à une femme-robot, qui ne cesse de lui proposer chaque matin du sexe oral, puisque le bonheur de son mari est un élément l’incitant à consommer. Cette société où tout est permis, où la liberté est totale, n’est bien sûr qu’une façade. Pourtant cette liberté prend le pas sur tout le reste, même si elle amène une sorte de mal-être que Toshiba, en se voilant la face (inconsciemment) quant à l’origine de son état, contrecarre en se bourrant d’antidépresseurs. Et, pour passer ses nerfs parfois à vifs, il tabasse régulièrement son épouse. Peu importe, c’est un robot, elle se reforme et se régénère en quelques heures, et lui proposera du sexe oral de la manière habituelle la fois suivante, pour l’inciter à consommer encore et toujours. Walmart, lui, voue un culte à son corps. Prenant toutes sortes de drogues pour se rapprocher de la perfection, il est aussi un grand alcoolique dans le déni complet (et après tout, les drogues lui permettent de ne pas avoir la gueule de bois alors de quoi se mêle-t-on ?).
Quant à l’intrigue, sur la base d’un homme qui paraît louche à Walmart lors d’un contrôle sur le terrain et que ce dernier va tenter de percer à jour, avouons qu’elle reste assez légère et s’efface volontiers devant le monde que nous propose Jean Baret. Un monde dont la substance est en parfaite corrélation avec le style de l’auteur. Situations répétées, accumulations de termes, redondances, le romancier a été au bout de son idée. Le roman est ainsi une succession de journées de travail de Toshiba, commençant par le réveil, la proposition sexuelle de sa femme, le trajet vers le boulot, la journée de travail, le retour chez lui, un peu de sexe et/ou de violence conjugale pour se calmer, le tout entrecoupé d’émissions télévisés/radiodiffusées de débats (qui permettent à l’auteur de développer son monde sombre et déprimant) et bien sûr de moments de consommation divers et variés. Des journées qui se succèdent, routinières, toujours les mêmes à quelques détails près. C’est répétitif, d’aucuns trouveraient ça lassant, j’ai personnellement trouvé ça hypnotique. Dans un style très factuel, extrêmement froid (une froideur qui ne fait qu’accentuer le malaise ressenti devant certaines scènes), avec des phrases courtes, la forme du texte participe à cet aveuglement général d’un peuple que la liberté totale, pourtant factice finalement, a privé du moindre sens critique dans une société où l’individu, constamment soumis à un rythme insensé, est laminé et n’est bon qu’à être un maillon de la chaîne économique, rien de plus.
Alors oui, « Bonheur™ » est violent, cynique, drôle aussi d’une certaine manière et n’hésite pas à choquer, à déranger. À nous mettre, nous consommateurs de notre société actuelle, face à nos contradictions et aux dérives que nous sommes prêts à accepter pour asseoir notre petit bonheur personnel et quotidien. Il le fait avec une manière qui ne peut que diviser, sur un ton qui ne peut que frapper, peut-être même dégoutter, mais ça ne lui donne que plus d’impact.
Voilà donc pourquoi je considère que « Bonheur™ » est un roman important, un jalon dans la littérature de SF. C’est un texte que j’ai pris en pleine face, une véritable démonstration qui a résonné en moi longtemps après avoir tourné la dernière page. Il mériterait vraiment d’être traduit dans d’autres langues, je suis à peu près sûr qu’il ne passerait pas inaperçu même aux Etats-Unis qui pourtant regardent toujours de haut les traductions. Mais peu importe, et tant mieux pour nous car une grande dystopie est arrivée, elle est signée d’un auteur francophone et il ne reste plus aux lecteurs de France et de Navarre qu’à consommer et se rendre compte de la puissance de ce récit. Puisque « Bonheur™ » inaugure la trilogie « Trademark » (les trois romans seront indépendants), j’attends les deux suivants avec une grande impatience. S’ils sont du même niveau (et j’ai tout lieu de croire que ce sera le cas au moins pour le deuxième d’après ce qu’en dit le philosophe Dany-Robert Dufour dans sa postface dans laquelle il détaille le concept de la pléonexie, au coeur de « Bonheur™ »), j’aime autant vous dire qu’il va carrément falloir considérer Jean Baret comme un pape de la SF, rien de moins, vous êtes prévenus. Magistral !
Lire aussi les avis de Gromovar, Yogo, Les chroniques du chroniqueur, Dionysos, Célindanaé, Yuyine, Soleil Vert, Vladkergan, François Schnebelen.
Ah ouais, y’a eu des retours négatifs ? Je dois avouer que ceux que j’ai lu étaient tous positifs (si ce n’est plus), j’en étais arrivé à croire que le roman faisait l’unanimité. ^^
Il me semble oui, à cause du style et des répétitions. Et du propos qui va au bout de sa réflexion, sans concession. Ça dérange. 😉
Je n’ai vu aussi que des avis positifs pour le moment 🙂 Le côté violences conjugales est un peu dommage quand même, on verra bien !
Les violences conjugales choquent, et c’est voulu. Ça fait partie du propos, elles illustrent la folie de cette société et sa déshumanisation totale.
C’est un livre à part… et il marque les esprits. J’attends la suite avec curiosité !
Je suis en train de lire Simili Love d’Antoine Jaquier et il y a quelques similitudes avec ce roman.
Après ce roman-ci, oui c’est peu dire que j’attends la suite !
Je note « Simili Love » dans un coin. Mais il me semble que Gromovar a trouvé ça… mauvais… 😀
J’ai l’impression que tu as beaucoup aimé ce livre, me trompé-je ?
Ah bon, j’ai donné cette impression ? 😀
Roman très important en effet, particulièrement dérangeant mais parce qu’il fait réfléchir sur le type de société que nous construisons actuellement.
Bien content que tu aies aimé toi aussi. 🙂
Et comment que je l’ai aimé !
Oui c’est un roman important, il faudrait le faire lire à un large public. Le publier en littérature générale ? 😀
Je verrai si je le trouve en bibli, pas sûr du tout que ce soit ma came.
J’ai lu l’extrait dispo, et rien que les noms de marques actuelles au XXIIIe siècle, ça érafle sérieusement ma suspension d’incrédulité. Et puis le style, notamment pour les dialogues, que c’est louuuuuurd O_o
Et le propos ultra cynique me laisse perplexe. Ceci-dit j’ai un mauvais a priori depuis le début et il se peu que ça entache ma réception de l’oeuvre.
Je verrais quand-même à l’occasion.
Je n’ai pas noté de référence exacte à la période où se déroule le roman en fait. Tu es sûr du XXIIIème siècle ? Mais bon en fait peu importe, la période n’est pas si importante que ça. Le roman suivant se déroulera plus loin dans le futur en revanche.
Pour les marques, ça ne m’a pas dérangé du tout, je trouve même que ça ajoute quelque chose de concret. Voir Duracell fournir des batteries nucléaires à des robots domestiques a quelque chose de plus parlant que la marque NuclearPower tu vois. 😉 Enfin pour moi.
Pour le style, je comprends, même si ce ne sont pas les dialogues qui me paraissent être l’aspect le plus rugueux du roman. Mais c’est assez typé et ça peut poser problème.
En tout cas le roman n’est clairement pas gai, mais c’est assez rare de voir un texte aussi radical. Si tu tentes le coup, je suis assez curieux d’avoir ton retour. 😉
Le siècle est cité dans une fiche du flic au début, c’est pas ultra précis mais c’est au moins cette période du coup.
C’est marrant ce que tu dis sur Duracell parce que ça me fait totalement l’effet inverse. Pour moi ça ancre trop le récit dans notre temporalité et lui donne un côté déjà dépassé presque. Mais bon j’en ai lu 30 pages, c’est bien maigre pour le critiquer ainsi 🙂
Ah oui, bien vu, je n’avais pas fait attention pour la date. ^^
Tu n’es pas le seul à penser ça, Herbefol est sur la même ligne que toi. 😉
C’est intéressant ce que tu en dis, mais je pense que ce n’est pas du tout ma came… Je ne consommerai probablement pas ^^
La brigade de la Section des Crimes à la Consommation vont donc faire une petite descente chez toi, en vertu de l’article L.643-2 ter du Code de la consommation. 😀
Bien qu’il y ait un côté répétitif (et finalement quoi de différent de nos vies métro-boulot-dodo hein ^^) le sujet de fond m’intéresse bien, je vais noter cette idée lecture
C’est ça, le côté répétitif ne sort pas de nulle part et sert le propos du roman.
Content de voir que ça t’intéresse, tout le monde devrait lire ce livre. Bonne lecture ! 😉
Il est où l’bonheur il est où?
Il est dans ce roman. Ou pas.
Mais il faut CONSOMMER ! 😀
Quelle chance, des « stars » passent sur mon blog. 😀
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