[anatèm] tome 1, de Neal Stephenson

Autre roman du lancement du label Albin Michel Imaginaire (avec « American elsewhere » et le tome 1 de « Mage de bataille »), le roman (du moins ce premier tome puisque le roman VO a été coupé en deux) considéré comme intraduisible de Neal Stephenson (en témoigne un raté chez Bragelonne qui a jeté l’éponge) arrive enfin en France, dix ans après sa parution originale. Une longue attente récompensée ? Accrochez-vous, « [anatèm] », c’est du lourd !

 

Quatrième de couverture :

Fraa Erasmas est un jeune chercheur vivant dans la congrégation de Saunt-Edhar, un sanctuaire pour les mathématiciens et les philosophes. Depuis des siècles, autour du sanctuaire, les gouvernements et les cités n’ont eu de cesse de se développer et de s’effondrer. Par le passé, la congrégation a été ravagée trois fois  par la violence de conflits armés. Méfiante vis-à-vis du monde extérieur, la communauté de Saunt-Edhar ne s’ouvre au monde qu’une fois tous les dix ans. C’est lors d’une de ces courtes périodes d’échanges avec l’extérieur qu’Erasmas se trouve confronté à une énigme astronomique qui n’engage rien de moins que la survie de toutes les congrégations. Ce mystère va l’obliger à quitter le sanctuaire pour vivre l’aventure de sa vie. Une quête qui lui permettra de découvrir Arbre, la planète sur laquelle il vit depuis toujours et dont il ignore quasiment tout.

 

Le masochisme appliqué à la SF, et le bonheur à la clé

Mon parcours avec ce roman démontre bien qu’aborder ce dernier est disons… délicat ! Bardé de néologismes à toutes les phrases ou presque, le roman n’offre guère de moments de repos, d’indices sur lesquels se reposer pour situer le contexte et l’intrigue. Neal Stephenson nous jette ainsi dans ce grand bain de SF, sans passer par l’étape de la pataugeoire ou du petit bassin. La bouée a quant à elle été mise à la poubelle depuis bien longtemps… Donc voilà : soit on flotte bon gré mal gré, soit on coule à pic. Et j’ai donc bien failli me noyer lors de mon premier essai. Je n’y comprenais pas grand chose, la plupart des phrases étaient une douleur (non par le style mais par les néologismes et un contexte obscur), j’ai fait de nombreux retours en arrière sans guère de réussite… Et arrivé à la page 120, j’ai lâché. Je suis passé à autre chose. Mais j’ai finalement persévéré, en réessayant depuis le début ou presque. Je me suis accroché, avec plus de réussite cette fois. Et arrivé à la page 150, le miracle s’est produit : j’ai pris du plaisir à la lecture, le contexte s’est enfin éclairé. Et même si l’intrigue continuait de se dérober quelque peu, les pages se tournaient enfin toutes seules.

Alors oui, « [anatèm] » est un roman qui ne s’adresse sans doute pas à tout le monde, le risque d’abandon est élevé. Mais comme souvent en pareil cas, la récompense est à la hauteur de l’investissement du lecteur. Car « [anatèm] » se révèle être un roman absolument passionnant. Sous une intrigue somme toute assez classique au demeurant (un moine, ou disons ce qui s’en rapproche le plus, sur une planète appelé « Arbre », garant du savoir scientifique de l’humanité (mais sans disposer des moyens techniques de le mettre en oeuvre, ce qui est de toute façon interdit), se retrouve confronté à un mystère, voire une machination, face à un évènement d’ordre cosmique, et il va devoir sortir de la sécurité de son monastère pour affronter le monde extérieur), Neal Stephenson nous propose d’aborder de multiples thématiques de manière très approfondie, tournant essentiellement autour des sciences (dures et sociales) et de la philosophie, voire mélangeant allègrement les deux (la philosophie des sciences, matière ô combien passionnante mais pas toujours simple d’accès).

Rapidement, le lecteur en vient à se poser des questions sur cette planète (Arbre est-elle une Terre du futur, ou bien une version « alternative » ?) sans que cela ne soit totalement résolu. Il faut dire que les parallèles avec notre monde physique (la planète dispose d’un satellite appelé Lune…) et notre Histoire sont nombreux (la chronologie donné en début de volume et qui s’éclaire au fil de la lecture montre bien des aspects communs au gré des différents écroulements et renouveaux de la civilisation). Même de nombreux concepts philosophiques/mathématiques (théorème de Pythagore, rasoir d’Ockham, etc…) ou personnages historiques ont leur équivalent, sous d’autres noms (c’est aussi ce qui rend la lecture parfois ardu : on manipule des concepts connus, mais le fait de les nommer autrement en appelle aux connaissances du lecteur. Neal Stephenson étant à l’évidence un érudit, je peux affirmer ici avoir certainement raté de nombreuses références. Mais « [anatèm] » est incontestablement un roman qui gagne à être lu et relu, la certitude d’y trouver des éléments manqués précédemment est bien présente). On s’amusera ICI à trouver toutes les références croisées au fil de la lecture (attention, spoilers potentiels…).

Je reviens un instant sur l’intrigue et le contexte du roman. Nous avons donc Fra (frère) Erasmas, un avôt (moine), résident de la concente (monastère) de Saunt (Saint) Edhar. Une concente, habituellement coupée du monde saeculier (extérieur), est constituée de plusieurs maths (ordres) qui n’ont de contacts avec le monde saeculier qu’à des intervalles plus ou moins longs. Ainsi, Fra Erasmas appartient à la math décénarienne, qui ne s’ouvre donc temporairement qu’une fois tous les dix ans. Il existe également les maths unétarienne (qui s’ouvre tous les ans), centénarienne (tous les cent ans) et millénarienne (tous les mille ans). Il est possible de changer de math sous certaines conditions.

Les avôts sont donc les garants du savoir scientifique du monde, et l’isolement des concentes leur permet de rester à l’écart des aléas du monde saeculier, qui est passé à plusieurs reprises par des phases d’écroulement et de destruction (appelées les Sacs, qui ont parfois malgré tout mené à la disparition de certaines concentes…). Menés par la Discipline (sorte de dogme très strict), les avôts appliquent des préceptes quasi religieux, même si la religion au sens où nous l’entendons (un Être Supérieur et le culte associé) n’a pas cours ici. Le rapport entre science et religion ne manque donc bien sûr pas d’être abordé, notamment quand Fra Erasmas se verra contraint de quitter la concente sous l’impulsion de plusieurs évènements plus ou moins liés. Tout débute au début du roman en l’an 3690, date à laquelle les maths unétariennes et décénariennes (celle d’Erasmas donc) vont s’ouvrir. L’élément déclencheur…

Je n’en dirai pas plus, mais ces quelques mots montrent bien que l’univers imaginé par Stephenson n’est pas aisé à intégrer, mais qu’il offre des perspectives de réflexions absolument renversantes. Les thèmes abordés sont très nombreux, et ils le sont à travers des scènes ou des dialogues particulièrement stimulants intellectuellement.

« [anatèm] » est donc un roman remarquable, ardu, très ardu même (du moins au début, un début de 150 pages tout de même au bas mot, un élément qu’il est important d’intégrer avant de se lancer dans la lecture), mais qui récompense au centuple les efforts du lecteur. Précisons par ailleurs que ce roman, sorti en VO en 2008, a été coupé en deux pour les besoins de l’édition française. Le tome 1 présenté ici, gros morceau de 650 pages, s’arrête sur un suspense insoutenable, et il est donc important de ne pas laisser passer trop de temps avant d’attaquer le tome 2 (heureusement déjà sorti) pour garder l’univers et l’intrigue en tête puisque les deux volumes constituent un seul et même roman, pensé comme tel. Ne vous attendez donc pas à un résumé au début du tome 2 (déjà que Stephenson ne nous aide pas au début du tome 1… 😀 ). Signalons enfin la remarquable traduction de Jacques Collin qui a dû s’amuser comme un petit fou (et suer sang et eau) sur ce texte extraordinaire dans tous les sens du terme et qui même avec un article dix fois plus long que celui-ci ne ferait qu’être à peine effleuré… Vite, le tome 2 ! 😉

 

Lire aussi l’avis de Gromovar, AnudarYogo, Apophis, Feyd Rautha, Nicolas, Les chroniques du chroniqueur.

 

  
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