Le Livre d’Or de Theodore Sturgeon

Après le très bon « Cristal qui songe », je ne voulais pas m’arrêter là, d’autant qu’arrive très bientôt un numéro du Bifrost consacré à l’auteur, Theodore Sturgeon. À cette occasion, j’avais envie d’avoir un peu de background sur l’auteur, de manière à être plus à même de confronter mon avis aux personnes qui s’occupent de ce dossier. Et pour cela, quoi de mieux que sortir un volume de l’irremplaçable (et irremplacée…) collection des Livres d’Or de la SF ?

 

Quatrième de couverture :

Theodore Sturgeon — de son vrai nom Edward Waldo — est l’un des « Grands de l’Age d’Or », avec Van Vogt, Asimov, Heinlein. Il est né en 1918 aux U.S.A. Sa première nouvelle est publiée en 1939 dans la revue Astounding Science Fiction. Sa production littéraire abondante est rythmée par les aléas de sa vie sentimentale (il s’est marié cinq fois !). Il a publié de très nombreuses nouvelles et des romans, dont deux chefs-d’oeuvre : Cristal qui songe (1950) et Les Plus qu’humains (1953), pour lequel il a obtenu l’International Fantasy Award. En dépit de ses tendances dépressives, Sturgeon exprime dans ses oeuvres une conception générale optimiste des rapports humains, en un style parfois moralisant mais dont Gérard Klein a pu dire qu’il était « une sorte de lave de mots… s’accordant aux pulsations mêmes de son coeur ».

 

Humanisme et différence

Ce Livre d’Or ne déroge pas à la règle en offrant une (superbe ? 😀 ) couverture de Wojtek Siudmak et s’ouvre sur une préface, signée Marianne Leconte qui semble être une spécialiste de l’auteur puisqu’elle a travaillé sur différents recueils (dont celui-ci) qui lui sont consacrés (fera-t-elle partie de l’équipe du Bifrost spécial Sturgeon ? Mystère…). Une préface d’une trentaine de pages, découpée en deux parties, l’une biographique, l’autre thématique. Limpide, facile d’accès mais néanmoins érudite, c’est une belle introduction qui permet de cerner les grands traits de l’auteur et de son oeuvre, et d’éclairer sans trop en dire les récits présents au sommaire. Et avant de passer aux textes, signalons également la présence d’une vaste bibliographie (incomplète puisque ce recueil est paru en 1978 et que l’auteur est décédé en 1985) d’une vingtaine de pages. Pour la bibliographie complète et ultime, il faudra attendre le prochain Bifrost (ça commence déjà à se sentir que je l’attends de pied ferme ?).

Et donc les textes (livrés ici dans un désordre quasi total). Douze sont au programme, écrits sur trente ans entre 1941 et 1971, dont une petite majorité appartient réellement au domaine des littératures de genre. Est-ce grave ? Nullement, d’autant que parmi ces textes à l’écart du genre se trouvent quelques pépites. On ne va pas se plaindre donc.

Parmi les faiblesses du recueil, car il y en a toujours, citons le très court « La musique » dont je n’ai pas vraiment compris la finalité, si ce n’est grâce à l’introduction de Marianne Leconte (texte qu’elle qualifie de « petit chef d’oeuvre »…), « Cicatrices » et ses deux cow-boys discutant autour d’un feu (bien écrite certes mais c’est à peu près tout), « La fille qui savait » et ce début d’histoire d’amour entre deux personnes dont l’une a un don qui, of course, ressemble plutôt à une malédiction (un récit sombre mais la narration manque de clarté), ou bien « Largo » et cette histoire de vengeance longuement mûrie qui montre l’amour de l’auteur envers la musique mais qui ne m’a pas vraiment emporté. Hormis « La musique » qui m’a vraiment largué, les trois autres m’ont au pire laissé indifférent, mais je ne peux pas les qualifier de ratés. C’est dire le niveau global du recueil.

Car pour le reste, on navigue entre le bon et l’excellent. « L’île des cauchemars », texte de jeunesse de Sturgeon, est amusant, plein de tentacules et de récits enchâssés, deux éléments qui font forcément penser à Lovecraft. Mais c’est ici l’humour un peu noir qui domine, avec en sus une réflexion sur le pouvoir et l’addiction qu’il provoque. « Les ossements » fleure bon la SF de l’âge d’or avec cette quincaillerie invraisemblable (une machine qui peut « lire » dans les os les derniers instants de la personne dont ils constituaient le squelette) mais qui donne un récit réussi. « Un don particulier » entre dans le domaine du space-opera avec un homme qui subit les moqueries et autres mauvaises blagues de l’équipage d’un vaisseau parti pour Vénus. Mais quand une fois arrivés à destination, les choses se compliquent suite à la rencontre avec les autochtones nommés Cacophones, la survie de l’humanité toute entière pourrait bien dépendre de notre homme (marginal donc, car exclu par ses coéquipiers, à l’image de ce que Sturgeon a vécu quand il est entré dans l’armée) à la générosité sans arrière-pensée. Ça, ce sont les bons textes.

Viennent les excellents, au nombre de cinq (sur douze, soit presque la moitié. Vous commencez à comprendre à quel point ce recueil est bon ?). « M. Costello, héros » est une jolie parabole (dont le rapprochement est fait avec Jean de la Fontaine dans la préface pour son côté moralisatrice) en forme de space opera sur la politique et ces politiciens beaux parleurs qui, sous couvert d’oeuvrer pour le meilleur, finissent par transformer la société de manière insidieuse et surtout pour le pire. Très réussi, et (malheureusement) toujours totalement actuel.

« Un crime pour Llewellyn », en dehors du champ de la SF, met en scène un homme qui tient à sa petite vie bien rangée, et qui se moque en secret des hommes qui se vantent d’avoir un vie plus « délurée » que la sienne. Car notre homme a un secret : il vit en couple mais hors mariage. Donc constamment dans le péché. Jusqu’au jour où sa concubine lui fait une révélation qui va tout remettre en cause, et Llewellyn va donc tout tenter pour que sa vie revienne à la « normale » (en tout cas pour lui). Mais le destin ne se laisse pas facilement manipuler. Quand ça veut pas, ça veut pas…

« Sculpture lente » nous donne à voir un inventeur de génie qui, suite à quelques déconvenues face à une société pour laquelle le mot « éthique » a perdu sa signification, garde ses créations révolutionnaires pour lui. Sa rencontre avec une femme atteinte d’un cancer va changer sa vie. Critique amère d’une société qui marche sur la tête, ce texte est aussi une illustration du génie incompris, isolé, qui sait parfaitement utiliser son cerveau pour développer des trouvailles merveilleuses, mais qui sur le plan sentimental a tout à apprendre. Superbe.

Autre véritable joyau, « L’autre Celia » et cet homme, Slim Walsh, aux penchants voyeuristes (il n’hésite pas à régulièrement visiter les appartements des habitants de son immeuble) qui découvre une bien étrange voisine à l’étage du dessous. Peu d’explications dans ce texte, et c’est ce qui lui donne tout son sel. Qui est cette femme ? D’où lui viennent ces étranges habitudes ? Mystère… L’intervention de Slim Walsh pour tenter d’en savoir plus pourrait avoir de fâcheuses conséquences… Là encore, réussite totale, à la fois dans le mystère présenté par Sturgeon, et dans sa façon minutieuse de décrire les faits et gestes de son « héros ».

La minutie est encore bien présente dans ce qui est sans doute le chef d’oeuvre de ce Livre d’Or, « Parcelle brillante » (également nommée « Je répare tout » dans une nouvelle traduction parue en janvier 2008 chez Télémaque puis en janvier 2010 chez Folio SF dans le recueil intitulé « Un peu de ton sang »), qui met en scène un simple d’esprit doué avec ses mains mais dont le handicap l’a totalement exclu de la société à tel point qu’il vit seul, n’a pas d’amis, pas de vie sociale. Un jour, il recueille une jeune femme jetée d’une voiture, gravement blessée. Il va la soigner (les voilà les descriptions minutieuses de Sturgeon, qui ont failli me faire tourner de l’oeil plus d’une fois !), et tout faire pour qu’elle se sente bien. Mais l’envie d’être utile et la peur de la solitude peuvent parfois mener à de tristes extrémités… Magnifique texte, qui fait parfois froid dans le dos (n’aurait-il pas d’une certaine manière inspiré « Misery » de Stephen King ?) avec ce héros inquiétant mais qui inspire également la pitié, jusqu’à une chute d’une implacable logique. Splendide.

Ce Livre d’Or est donc un excellent recueil qui montre différentes facettes de l’auteur, pas toujours lié aux littératures de genre. Pétri d’un grand humanisme, Theodore Sturgeon, en mettant beaucoup de lui-même dans ses textes, n’aura eu de cesse d’écrire sur ces personnages marginaux, différents, décalés, exclus, un peu hors du monde parfois et souvent seuls, mais toujours avec une grande tendresse. Il aura rarement cédé à la noirceur, et l’espoir et l’optimisme envers ces êtres qui tentent tant bien que mal de vivre dans une société qui n’est pas faite pour eux, transparaissent régulièrement. A ce propos, je ne peux manquer cette citation, issue de la nouvelle « Sculpture lente » :

Je ne sais pas le centième de ce qu’on fait avec un bonsaï, mais ce que je sais, c’est que lorsqu’on commence, on choisit rarement ceux qui sont droits et en bonne santé. Ce sont les tordus, les malingres qui deviendront les plus beaux. Lorsque vous tentez de modifier l’humanité, vous devriez vous souvenir de cela.

Limpide. Excellent recueil donc, je ne vais sans doute pas m’arrêter là concernant Sturgeon. Malheureusement il va falloir écumer les bouquinistes, puisque malgré le récent regain d’intérêt lié à la réédition de « Cristal qui songe » et le prochain Bifrost, j’ai l’impression que l’essentiel de Sturgeon reste indisponible en neuf…

 

Lire également les avis de Vert, Li-An, Yet.

Article publié dans le cadre des challenges Summer Short Stories of SFFF saison 4, par Lutin82 et Summer Star Wars épisode VIII, par Lhisbei.

  

 

  
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