Bifrost 90, spécial Edmond Hamilton
Deux numéros de suite, ce n’est pas tous les jours que ça arrive. Mais celui-là, parce que j’ai de plus en plus envie de m’intéresser d’un peu plus près à l’âge d’or de la SF à travers ce qu’il a de meilleur à offrir (alors qu’il a aussi plein de trucs terribles à éviter à tout prix) et que Edmond Hamilton (l’auteur entre autres choses de la série « Capitaine Futur ») en fait partie, je ne voulais pas le rater. Et autant le dire tout de suite, j’ai eu raison car c’est un Bifrost grand cru !
Après un édito qui insiste sur l’importance d’Edmond Hamilton dans l’histoire de la SF alors qu’il est relativement peu connu chez nous (et qui donne un autre sens à la fameuse expression « sense of wonder », ici plus proche de l’émerveillement vécu par un enfant qui lit un roman avec des étoiles plein les yeux que de ce vertige tout science fictif lié à la description d’événements que l’être humain ne peut qu’avoir du mal à appréhender. Et après tout, les deux définitions me semblent valables, même si l’effet n’est pas le même.), on passe au cahier critique (je reviendrai sur les nouvelles plus bas).
Chose étonnante car assez rare, je n’ai pas été marqué par des critiques en particulier hormis celles qui concernent des romans déjà sur ma PAL (physique ou numérique), à deux ou trois exceptions près pour lesquelles je ne suis pas sûr d’avoir du temps à accorder… Tant mieux, ça va faire un peu de bien à mon portefeuille. S’en suit le coin des revues, mené par un Thomas Day toujours aussi radical. Puis une interview de Melchior Ascaride, l’homme derrière la refonte complète de l’identité graphique des Moutons Électriques. Une interview amusante et instructive, objectif atteint !
On trouve aussi quelques news (la trilogie « Gormenghast » à paraître en omnibus, les débuts prochains de la collection « Imaginaire » chez Albin Michel, une future offre estivale sur la collection « Une heure lumière » du Bélial’, un petit focus bien senti sur l’édition française de Neil Gaiman, etc…), et le traditionnel article scientifique de Roland Lehoucq, accompagné pour l’occasion du paléoarchéologue Jean-Sébastien Steyer et de l’épidémiologiste François Moutou, qui reviennent notamment sur la chose, celle de « The thing » de John Carpenter (mais pas que…).
Et puis vient le gros morceau de ce numéro, le dossier sur Edmond Hamilton. Gros morceau puisque composé de 63 pages, soit grosso modo le tiers de la revue. Et là, je dois dire que je tire mon chapeau à l’équipe du Bélial’, parce que c’est un dossier de haute volée. Ça commence très fort avec un impressionnant travail de bibliographe (et qui mérite le plus grand respect) signé Francis Valéry qui revient (sur 23 pages très denses) sur la vie et surtout l’oeuvre de l’auteur. Une oeuvre qui passe essentiellement par les pulps, « Weird Tales », « Amazing Stories » et autres, c’est l’époque qui veut ça. Et à propos d’époque, Francis Valéry a réussi je trouve à insuffler à son article quelque chose issue du monde de la SF d’alors, comme cet optimisme latent venant d’un microcosme où tous se connaissent, se croisent, s’échangent des postes, se refilent des tuyaux, etc… J’ai envie de dire « le bon vieux temps » même si je ne l’ai pas connu. En tout cas, on s’aperçoit qu’Hamilton a vraiment beaucoup écrit (c’était nécessaire pour en vivre), et qu’il avait une façon très pragmatique d’aller dans le sens du vent (je n’ose employer le terme de « mercenaire »), là où l’argent se trouvait, ce qui n’empêchait pas la passion du genre SF d’être très présente chez lui.
La revue propose ensuite une préface signée Leigh Brackett (épouse d’Edmond Hamilton) et traduite par Erwann Perchoc, issue d’un recueil de nouvelles jamais paru en France. Il y a un peu de redite avec le dossier de Francis Valéry mais le ton y est forcément un peu plus personnel. Et on peut noter quelques textes qu’on aimerait bien voir réédités (ou édités tout court…) en France. Puis vient un focus par Philippe Boulier sur la série « Capitaine Futur », en cours d’édition au Bélial’. L’occasion de s’apercevoir que quelques romans non édités (mais bientôt je l’espère) promettent beaucoup, avec des intrigues plus variées, des enjeux plus importants et une écriture plus maîtrisée. Après quoi une facette peu connue d’Hamilton nous est présentée par Laurent Queyssi, celle du scénariste de comics. Et pas d’obscurs comics, non non non, on parle là de « Batman » ou de « Superman », entre autres. Un joli complément à l’excellent article (je vous dit qu’il était excellent cet article ? ^^) de Francis Valéry.
Et puis vient le traditionnel guide de lecture, un guide qui nous indique que l’essentiel de l’oeuvre d’Hamilton n’a jamais été traduit et que ce qui l’a été doit maintenant être recherché du côté de l’occasion (hormis « Capitaine Futur » bien sûr, du moins les trois premiers tomes pour le moment). C’est bien dommage car les récits de l’auteur me semblent encore avoir de l’intérêt (j’y reviens juste en-dessous avec les nouvelles au sommaire de ce Bifrost). J’aimerais vraiment que soit rééditées les meilleures nouvelles de l’écrivain, tant je sais déjà que le seul recueil paru en France est soit introuvable soit hors de prix (parce que paru chez NéO, collection très recherchée par les collectionneurs). Des textes comme « He that hath wings », « Matériel humain », « Quand on est du métier », ou bien « Requiem » par exemple me semblent plus que dignes d’intérêt. Et on termine ce dossier par une impressionnante bibliographie signée Alain Sprauel qui a recensé les 44 romans et les 250 nouvelles écrits par Hamilton, auxquels il faut ajouter un petit paquet de recueils et d’autres livres annexes. Complet jusqu’au bout !
Alors que dire de ce dossier si ce n’est qu’il devient illico la référence absolue en France sur Edmond Hamilton. Vous allez me dire que ce n’est pas bien difficile puisqu’on frôlait le néant sur l’auteur jusqu’ici. Certes, mais il faut saluer l’effort de l’équipe du Bélial’ qui ne s’est pas contentée d’un dossier au rabais. Chapeau messieurs. Allez, juste un petit regret : après la lecture du dossier, on sait tout de l’oeuvre d’Hamilton, l’écrivain, mais on en sait finalement bien peu sur Hamilton, l’homme…
Et enfin, les nouvelles. Trois sont au sommaire, dont deux d’Edmond Hamilton. On attaque avec « Le Berceau de la création », une aventure du Capitaine Futur. Mais pas n’importe quelle aventure : la dernière écrite par Hamilton, en 1951. J’avais déjà remarqué avec la nouvelle tardive « Les harpistes de Titan » (1950) un changement de ton par rapport aux premières aventures du personnage (écrites en 1940 pour les trois premiers volumes), plus échevelées, plus optimistes, plus naïves aussi. C’est ici encore plus flagrant. On reste sur une aventure pulp, mais c’est la noirceur qui prédomine ici avec même un sentiment incroyable qu’il ne me semble pas avoir vu dans les trois premiers tomes de la série : Curtis Newton, le Capitaine Futur en personne, a peur. Peur de lui-même, de sa réaction face à une chose dont il sait que l’attrait pourrait le faire faillir. Curt Newton n’est qu’un homme au fond, et ce récit le montre mieux qu’aucun autre. Et puis, la Deuxième Guerre Mondiale s’est terminée quelques années avant l’écriture de ce texte, Hiroshima et Nagasaki sont passés par là, et un certain désenchantement voire une certaine méfiance (une peur ?) s’est installée envers la science et ce que l’humanité pourrait en faire, la fin du texte est particulièrement éclairante (et effrayante…) sur ce point.
Entre les deux textes d’Hamilton se trouve celui de Michael Rheyss, alter ego littéraire de Ugo Bellagamba, et qui signe avec « Les torches » un hommage à la SF de l’âge d’or. Pas mal de références et un texte à la fois drôle et malin sur un grand père qui donne les clés d’un projet scientifique top secret à son petit-fils. Décalage des générations et hommage à la SF pulp, c’est bien écrit et ne pouvait figurer au sein d’aucun autre Bifrost que celui-ci.
Enfin, le deuxième texte d’Hamilton, « Comment c’est là haut ? ». Celui que Leigh Brackett considérait comme « sans conteste l’une des meilleures nouvelles de SF jamais écrites », rien que ça ! Je ne sais pas si je peux aller au même degré de vénération que l’épouse de l’auteur, mais le fait est que ce texte est un grand texte. Que ceux qui classent Hamilton comme un écrivain de pulp sans intérêt lisent ce texte. « Comment c’est là haut ? » est l’histoire d’une expédition (la deuxième) sur Mars, chargée de prospecter de l’uranium, qui ne s’est pas bien passée, qui a fait des victimes, mais sur laquelle la vérité ne doit pas être dévoilée pour ne pas porter atteinte à l’optimisme de la population qui vit sereinement en consommant toujours plus de ressources. Un homme revenu de cette expédition va voir les familles des victimes. Un récit tragique, noir, désenchanté là encore, et qui, en plus d’être touchant, pointe quelques problématiques toujours très actuelles (consommation énergétique, coût en termes humains…). Oui, c’est ce qu’on appelle un grand texte.
Alors donc voilà, des numéros comme ça (de plus illustré par le talentueux Philippe Gady, le même que sur les couvertures de « Capitaine Futur », cohérence cohérence… 😉 ), comment dire… Wouahou ! J’en veux encore. J’en ai surement raté plein de ce niveau tant j’ai peu acheté de Bifrost, mais comme argument pour s’abonner, difficile de faire mieux. Merci messieurs du Bélial’, et bravo.
J’ai pris mon pied aussi à la lecture de ce numéro. Alors que je partais assez dubitatif (les pulps et moi ça fait deux), j’en ai pris plein les mirettes et les neurones.
En outre, cela m’a fait découvrir la fabuleuse nouvelle désenchantée Comment c’est là-haut ? qui vaut à elle seule l’acaht du numéro.
Oui c’est clairement pour moi un très grand numéro, les trois nouvelles sont toutes bonnes à leur manière (voire excellente avec « Comment c’est là haut ? ») et particulièrement bien choisies par rapport au thème de ce Bifrost (Hamilton bien sûr, mais celle de Michael Rheyss est aussi idéalement placée ici), le dossier est ultra-solide (sauf peut-être sur l’homme Hamilton qui reste finalement en retrait), il n’y a pas grand chose à redire.
Des numéros comme ça, j’en veux bien tous les trimestres !
Je crois qu’Hamilton ce n’est pas trop ma came mais j’ai aussi beaucoup aimé Comment c’est là-haut ? »
Tout le monde ne peut pas aimer les pulps, mais « Comment c’est là-haut ? » montre bien qu’on peut écrire du pulp et des récits émouvants. Ce n’est pas antinomique.
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