La tour de Babylone, de Ted Chiang
Quatrième de couverture :
Huit nouvelles qui constituent l’intégrale des oeuvres de l’auteur entre 1990 et 2002. Huit textes d’une puissance inégalée, lauréats pour la plupart des principaux prix du genre : Hugo, Nebula, Theodore Sturgeon, Sidewise… Huit occasions de découvrir le talent d’un nouveau grand de la science-fiction mondiale.
Mi-Egan, mi-Liu
Huit nouvelles sont au menu de ce recueil, huit nouvelles qui, comme le dit la quatrième de couverture, constituent l’intégrale de l’auteur entre 1990 et 2002. Huit nouvelles en douze ans, on ne peut pas dire que Ted Chiang soit un acharné des parutions… Mais sa rareté s’explique peut-être par le fait qu’il travaille ses sujets à fond ? C’est en tout cas ce que l’on peut supposer au terme de la lecture de « La tour de Babylone ». Et c’est ce qui a pu conduire à la pluie de prix qu’il a récoltés, parmi les plus prestigieux du genre (Hugo, Locus, Nebula, Sturgeon, British Science Fiction et pour la France, Grand Prix de l’Imaginaire, Bob Morane…).
Pour autant, je ne ferai pas preuve ici d’un enthousiasme béat, puisque je n’ai pas adhéré à tous les récits. Parmi ceux qui ne m’ont pas emballé se trouvent « Comprends » et son héros qui, à la suite d’un traitement miraculeux pour réparer son cerveau, se retrouve avec une intelligence proprement surhumaine, « Division par zéro » et cette femme qui découvre que les mathématiques, science exacte s’il en est, sont faux, « L’évolution de la science humaine », courte nouvelle sous forme d’article scientifique qui place la science des humains en simple herméneutique de la science des méta-humains supérieurs mais aussi incompréhensibles, et enfin « L’Enfer, quand Dieu n’est pas présent » et son personnage principal qui cherche à tout prix à aimer Dieu pour retrouver sa bien-aimée au Paradis.
Qu’est-ce qui ne va pas avec ces textes ? A mon sens, une perte de vue de l’être humain. De la même manière qu’un Greg Egan, Ted Chiang aime à étudier (c’est le terme) des hypothèses, mais en perdant de vue qu’il écrit des récits. D’où une certaine froideur malgré une réelle stimulation intellectuelle, peut-être un peu trop similaire à des articles scientifiques. Sauf que j’aime lire des histoires qui me provoquent, qui me procurent des émotions. Oui, Ted Chiang écrit des choses intelligentes, mais depuis, Ken Liu a su prouver qu’il était possible de faire de la hard-SF (moins poussée que chez Ted Chiang tout de même) sans oublier d’écrire au niveau humain.
Pour autant, l’auteur écrit aussi quelques merveilles. La nouvelle éponyme, qui tranche avec le reste du recueil (puisque relevant plutôt de la fantasy) et met en scène cette gigantesque tour de Babel qui touche les cieux, est remarquable de précision (l’auteur a vraiment réfléchi à la « logistique » de sa tour), offre un joli suspense avant une conclusion bien trouvée. « Soixante-douze lettres » et son atmosphère un brin steampunk (avec golems d’argile, réflexions étonnantes sur la stérilité et l’avenir de l’humanité) est aussi intéressante malgré une conclusion pas tout à fait à la hauteur.
Mais les deux pièces maîtresses restent « Aimer ce que l’on voit : un documentaire » et « L’histoire de ta vie ». La première s’intéresse à la calliagnosie, une technique permettant d’inhiber la partie du cerveau analysant la beauté des êtres qui nous entourent. Sur la forme d’une succession de point de vue différents, on sent encore et toujours le côté analytique de l’auteur qui dissèque tous les points de vue possibles. Mettant en scène des situations dans lesquelles le lecteur ne peut que se retrouver, il oppose deux courants, l’un pro et l’autre anti-calliagnosie. Au fil des prises de parole des différents intervenants, le lecteur prend position, parfois d’un côté, parfois de l’autre, preuve que le sujet est complexe et que Ted Chiang a bien su mettre en avant les différentes problématiques. Une vraie réussite, avec en sus des personnages qui pourraient être vous ou moi.
« L’histoire de ta vie » quant à elle, mêle astucieusement linguistique et premier contact extraterrestre (ça ne vous rappelle rien ?), en joignant le fond et la forme sur les principes variationnels de la physique. Avec un fond SF tout à fait intéressant et le récit personnel touchant de l’héroïne, c’est sans aucun doute le chef d’oeuvre du recueil. Une réussite sur toute la ligne.
Bilan un peu mitigé donc. On ne peut pas nier que Ted Chiang sait stimuler le lecteur avec des sujets intéressants, étudiés de manière approfondie, mais cela se fait parfois au détriment de l’émotion. En revanche, lorsqu’il parvient à s’extirper de ce carcan, il est à mon goût d’une toute autre trempe. Si tout pouvait être du niveau de « L’histoire de ta vie » ou « Aimer ce que l’on voit : un documentaire », on tiendrait là un authentique chef d’oeuvre.
Lire aussi les avis de Vert, MqlSz, Baroona, Julien, Gromovar, le blog des bouquins, la plume et le poing, Shaya.
Critique rédigée dans le cadre du challenge « CRAAA » de Cornwall.
On voit apparaître un point de fracture entre nous deux: là où je vois une écriture « sentimentale » chez Liu, tu y vois de « l’humain ». Il faudra que je relise le Chiang mais il m’avait paru bien plus stimulant que le Liu aux personnages quelque fois trop « faciles » de mon point de vue. Et moi, j’ai besoin d’avoir le cerveau stimulé, pas de pleurer sur le destin de personnages de fiction 🙂
Une différence de point de vue tout à fait intéressante. En essayant de rester objectif, je pense qu’en effet les idées de Chiang sont plus « stimulantes » intellectuellement que chez Liu. De même pour Egan, qui souffre pour moi du même syndrome que Chiang : une froideur qui me laisse la plupart du temps en dehors de ses récits.
Je me demande si le meilleur des deux mondes ne se retrouve pas, au moins en partie, chez Arthur C. Clarke (ça ne marche pas avec tous ses romans, mais j’ai trouvé dans certains de ses écrits de l’humain et des idées très « sense of wonder ») ?
En tout cas, c’est vrai qu’à de rares exceptions près, un récit uniquement « d’idées », sans personnages forts et/ou une narration qui emmène le lecteur, ça a du mal à passer avec moi. Mais je comprends tout à fait l’intérêt qu’on puisse trouver dans ces lectures là.
Yep. J’ai été encore plus mitigé que toi. Si tu lis en anglais, lis The Lifecycle of Software Objects. Là il y a de la chair paradoxalement. https://subterraneanpress.com/magazine/fall_2010/fiction_the_lifecycle_of_software_objects_by_ted_chiang
Sur certains récits, Chiang parvient à mêler efficacement idées et humanité. Quand c’est le cas, ça me plaît. Beaucoup.
Je vais regarder le récit que tu me proposes, merci. 😉
J’ai trouvé ça un peu froid sur le coup mais après lecture c’est plutôt une bonne impression qui me reste !
On ne peut pas nier qu’il y a des idées intéressantes. Ça manque juste un peu d’incarnation.
J’étais un peu mitigée aussi à ma lecture qui date un peu (http://parchmentsha.fr/la-tour-de-babylone-de-ted-chiang/), mais ça ne ressemble effectivement pas vraiment à Ken Liu qui me plaît plus pour le coup !
Je préfère aussi Ken Liu, qui fait moins dans la hard-SF mais reste plus au niveau de ses personnages, souvent émouvants.
Je te linke ! 😉
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