Trois ombres sur Paris, de H.J. Magog

Posted on 15 juillet 2019
Le « merveilleux-scientifique », à la faveur d’une exposition à la BnF, a le vent en poupe : encyclopédie, articles, podcasts, émissions de radio, il est difficile de passer à côté de ce phénomène pour l’amateur de science-fiction. Je m’y suis d’ailleurs déjà plus que frotté avec les excellents « L’oeil du purgatoire » de Jacques Spitz et « Quinzinzinzili » de Régis Messac, romans qui apportent la preuve éclatante que la SF française (qui ne portait pas encore ce nom) du début du XXe siècle était à la fois inventive, critique et tout à fait indigne du désintérêt qu’elle a depuis subi devant la SF anglo-saxonne. la collection « Les orpailleurs » de la Bnf permet de prolonger le plaisir et  de se (re)plonger dans quelques récits trop vite oubliés. La preuve ici-même avec « Trois ombres sur Paris » de H.J. Magog, publié pour la première fois en 1929.

 

Quatrième de couverture :

« Les surhommes sortiront des geôles et conquerront la Terre. »

Dans un futur proche, en France , la paix sociale est préservée au prix d’une diminution de la population et du contrôle exercé sur la « foule rampante et ensommeillée » du peuple par une élite arc-boutée sur ses privilèges.

Dans son laboratoire, le professeur Fringue fait une découverte prodigieuse : l’intelligence humaine émane d’un fluide présent dans l’atmosphère qu’il suffit de concentrer pour créer des esprits supérieurs, des surhommes. Cette avancée scientifique menace les hiérarchies établies.

 

90 ans et toujours aussi actuel !

La BnF, avec sa collection « Les orpailleurs », a donc décidé de ressortir quelques pépites oubliées de la proto-SF à la française, c’est à dire essentiellement datée de la fin du XIXe/début du XXe siècle. Cette vénérable institution se lance donc, et c’est inédit il me semble, dans l’édition de romans tout en respectant sa mission patrimoniale, à savoir faire découvrir ou redécouvrir la littérature française au public. Pas d’inédit donc, uniquement des rééditions d’anciens ouvrages.

Ce qui peut surprendre, c’est que pour ce faire, la BnF a décidé d’investir le terrain de la science-fiction. Mais pas n’importe quelle science-fiction : celle qui a suivi Jules Verne, ou plus précisément celle qui s’en est détachée puisque Jules Verne, pour anticipateur qu’il ait été, est toujours resté sur des technologies plus ou moins éprouvées, voire prototypales (comme le Nautilus de « 20000 lieues sous les mers »). La science-fiction que propose la BnF, c’est celle de Maurice Renard (et d’autres auteurs), écrivain qui a théorisé le genre du « merveilleux-scientifique » dans un essai en 1909, celle qui n’hésite pas à jouer avec la science, à lui faire faire un pas de côté, voire à modifier ses lois pour en observer le résultat.

Et cette science-fiction, c’est en France qu’elle s’est développée, avant d’être injustement oubliée au profit d’une science-fiction anglo-saxonne plus clinquante, plus optimiste aussi avec la science. Les deux guerres mondiales ont aussi fait leur office et sans doute quelque peu « éteint » les consciences françaises, mais les causes de cette extinction sont complexes et je ne prétends pas ici en faire une analyse.

Le fait est que, contre vents et marées, quelques personnes ont dans l’esprit de faire revivre cette proto-SF, au premier rang desquelles se trouve Serge Lehman, à l’initiative de l’anthologie « Chasseurs de chimères » (aux éditions Omnibus) et auteur de plusieurs bandes-dessinées sur ce segment (notamment l’incontournable et remarquable « Brigade chimérique » chez L’Atalante). La BnF suit donc les traces de Serge Lehman en republiant quelques récits marquants de cette époque (écrits par quelques grands noms : Maurice Renard bien sûr, J.H. Rosny aîné évidemment, mais aussi d’autres moins connus), pour remettre dans la tête du plus grand nombre que oui, la France a une vraie culture de science-fiction, qu’elle ne date pas d’hier et qu’elle peut largement tenir tête à celle de nos amis anglo-saxons.

Et donc, après cette trop volumineuse introduction, place à « Trois ombres sur Paris ». H.J. Magog, de son vrai nom Henri-Georges Jeanne, était un écrivain populaire, auteur de plus de 130 (!!) romans, de traductions, de pièces de théâtre… Né en 1877, décédé en 1947, il aura mené une belle carrière, culminant à un poste de vice-président de la Société des Gens de Lettres en 1926. Il a surtout écrit des histoires sentimentales, mais aussi pas mal de romans policiers. Ce sont pourtant ses romans d’anticipation qui sont les plus marquants, même s’il sont aussi les moins nombreux. « Trois ombres sur Paris », publié pour la première fois en 1929, est bien sûr de ceux-là.

Futur indéterminé (mais proche de la date d’écriture du roman). Les Etats-Unis d’Europe connaissent une période de calme et de prospérité, grâce au développement de nouvelles techniques médicales, issues de l’esprit savant du professeur Fringue, ayant quasiment éradiqué toute maladie (mais au prix d’une baisse drastique de la population, puisqu’il s’agit ici d’utiliser trois corps pour en faire un seul en parfaite santé…). Ce professeur, génie de son époque, est d’ailleurs sur le point de dévoiler une nouvelle découverte qui pourrait bien bouleverser la société humaine toute entière : il est possible de faire de tout un chacun un génie. Finies les inégalités, place au génie pour tous, à la société parfaite, tous sur le même pied d’égalité. Mais les élites dirigeantes, trop heureuses de leur situation, n’ont bien sûr pas l’intention de se laisser faire. C’est le professeur Fringue qui va en faire les frais. Kidnapping, dissimulation, et complicité des médias pour que l’attention de la masse besogneuse de la population (« foule rampante et ensommeillée ») s’intéresse à d’autres faits divers. Pourtant, une organisation obscure et secrète semble avoir l’intention de propager cette découverte, en opérant de manière quasi terroriste (hommes en noir, enlèvements en pleine rue…). C’est donc un duel entre les élites politiques et cette organisation mystérieuse qui s’opère.

Mené sur le ton d’une enquête policière (le personnage principal, André Monontheuil, est un journaliste qui va mettre un peu plus que son grain de sel dans toute cette affaire), le roman joue sur la zone grise entre le bien et le mal. L’idée du professeur Fringue semble bonne, le mode opératoire (et les conséquences qui en découlent) beaucoup moins. De même, alors qu’une histoire d’amour est finalement le moteur de l’intrigue, les choix opérés par les personnages, s’ils semblent bons sur le strict plan personnel, le sont beaucoup moins sur un plan plus large. Ainsi, H.J. Magog brouille astucieusement les pistes, et le lecteur est placé devant des choix cornéliens desquels rien de bon ne peut sortir, quel que soit le côté vers lequel on se tourne. Et entre double-jeu, fausse personnalité, dérives politiques totalitaires et projet « humanitaire » tournant au délire guerrier, tout s’emmêle et s’entremêle pour compliquer l’affaire, le manichéisme du départ cédant la place à quelque chose de beaucoup plus subtil.

Sur la forme, le roman reste très lisible, grâce à une écriture, certes d’époque (avec un style parfois un peu ampoulé), mais qui reste claire sans faire de fioritures. Il y a tout de même quelques flamboyances :

Il est dans l’ordre des choses normales que certains beaux yeux ajoutent clandestinement des perles douloureuses à celles qui ornent leur cou et il faut y regarder de bien près pour apercevoir, sur les joues poudrées, le sillon de deux larmes, de deux pauvres larmes qui ont coulé silencieusement, le long du sourire de commande. Qui y regarde ? Qui s’avise d’y regarder ? Le peuple dit : « – Cela fera un beau mariage. On ira voir. » Et les grandes orgues feront trop de bruit pour qu’on puisse entendre un sanglot.

Dynamique, sans guère de temps mort malgré quelques passages introspectifs un peu longuets, le roman ne manque pas non plus d’atouts sur le plan science-fictif. Qu’on en juge : sont convoqués hommes augmentés, hommes artificiels, robots, dystopie, anticipation sociale et politique. Avec là aussi quelques moments marquants, notamment un passage qui sonne presque sombrement prophétique compte tenu de l’époque d’écriture du roman (1929 rappelons-le, la montée des extrêmes est en cours…) :

C’est alors que fut instauré ce régime d’arbitraire et de tracasseries, tel qu’aucune autocratie n’en avait rêvé. On vit les citoyens – les femmes aussi, d’ailleurs, et les enfants, et jusqu’aux animaux – immatriculés comme des soldats ou des forçats, astreints à une résidence dont ils ne pouvaient s’éloigner sans autorisation. Encore les sections inquisitoriales se les passaient-elles de main en main, de façon à n’en jamais perdre la trace. Hebdomadairement, tous ces inscrits devaient défiler devant une commission médicale, chargée de les compter et de vérifier leur identité. Chacun avait sa fiche signalétique et nul n’était exempte de l’humiliante formalité anthropométrique, jadis réservée aux seuls malfaiteurs. Ce fut l’époque de la mensuration des fronts, des appels, des contre-appels. On vivait au milieu d’une alerte perpétuelle. La nuit, des coups de sonnette réveillaient les dormeurs anxieux. La police envahissait les domiciles, perquisitionnait. Toute disparition était le signal pour les parents, les amis, les plus lointaines relations, d’une horripilante persécution. Elle durait jusqu’à ce que l’absent fût retrouvé, arraché aux bras de sa femme, de ses enfants, examiné, mensuré, puis emmené, s’il était déclaré suspect. Et c’était alors la disparition définitive. Jamais plus on ne le revoyait.

Alors certes, l’imagerie SF du roman est aussi d’époque, pour ne pas dire désuète et n’a à l’évidence pas le même impact qu’un roman récent reprenant les codes et les technologies d’aujourd’hui. Pourtant, en faisant abstraction du côté illustratif des choses, les thèmes chers à la SF (comme je le signale plus haut) sont bel et bien là, déjà en 1929. Un zest de « Frankenstein », un soupçon de dystopie, évolutions technologiques et bio-ingénierie, mainmise des élites sur la société, médias à la solde des politiques, personnalités politiques ne servant que les intérêts des puissants financiers qui sont ceux qui disposent du vrai pouvoir, tout cela, et même bien plus, se trouve dans « Trois ombres sur Paris », dont la conclusion douce-amère insiste là encore sur la dichotomie entre le bien-être de quelques-uns face à celui du plus grand nombre, avec le triste constat que l’homme n’est mû que pas des instincts basiques (l’amour et la violence essentiellement) et que transformer la société humaine nécessiterait ni plus ni moins que l’éradication de la dite espèce pour mieux la remplacer par une nouvelle humanité, augmentée et débarrassée des défauts inscrits dans ses gênes… Autant de thèmes appartenant indubitablement à la science-fiction.

H.J. Magog avait donc frappé juste, et cette réédition de « Trois ombres sur Paris », avec son éclairante préface de Roger Musnik (responsable de la collection « Les orpailleurs » et spécialiste de la littérature de genre et populaire du XIXe siècle) et sous une maquette particulièrement réussie, est plus que bienvenue pour (re)placer le roman, aux thématiques toujours très actuelles, sous le feu des projecteurs.

 

Lire aussi l’avis de Laurent Garreau.

Critique écrite dans le cadre du challenge « Summer Short Stories of SFFF, saison 5 » de Lutin82.

 

  
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